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6 décembre 2020 7 06 /12 /décembre /2020 17:31

Senlis 2006/2007 (2) Restaurateur au portail ouest de la cathédrale.

Résumé : après quelques péripéties qui auront duré 3 ans (voir article précédent) , le chantier de restauration du portail ouest a pu enfin commencer au début de l'été 2006. Les différentes opérations de restauration se font jusqu'au milieu de l'automne, pour reprendre au printemps 2007 Nous en sommes maintenant à la fin du nettoyage avec la révélation de la polychromie médiévale. 

 

 

La robe rouge de Tamar et le regard de Marie

 

Je ressentis encore plus ce plaisir...  ... lorsque j’eus à m’occuper de Tamar. Il fallait s’assurer en premier lieu du bien-fondé des observations de la récente étude de polychromie, qui concluait à une robe de couleur noire.

Une chose me rendait perplexe, c’était l’aspect de ce noir, en plus de sa signification. Il possédait un je ne sais quoi de différent d'une couche noire ancienne, à la fois mat et profond, presque charbonneux tout en étant d'aspect différent de la couche de pollution où les suies tiennent une grande part. D’autre part habiller de noir une femme telle que Tamar était suspect et symboliquement incompréhensible (pour l'histoire de Tamar voir l'article précédent).

Une observation à fort grossissement à la loupe binoculaire avec sondage au scalpel me fit apparaitre de minuscules points rouges, couleur vermillon, et donc restes du pigment d’origine ce qui fut confirmé par l’analyse du LRMH.

Nous avions en effet sous la couche de crasse des restes de cinabre (sulfure de mercure naturel dont la forme artificielle s’appelle vermillon) qui s’altère petit à petit en présence de lumière (ici irradiation solaire) et se transforme en métacinabre, de couleur noire. Il n'y  a pas de modification chimique, mais simplement minéralogique. Cette transformation est un lieu commun pour un restaurateur d’œuvres antiques ou médiévales, en sculptures polychromées ou peintures murales.

La robe de Tamar était donc rouge,  et constellée de grosses pastilles à fleurs de lys d’or sur fond bleu outremer. Les fleurs de lys sont ici mieux conservées que l'outremer, très lacunaire (et peu visible sur la photographie). Tout en étant rare, le bleu outremer naturel, le plus souvent tiré du lapis-lazuli des mines d'Afghanistan, était  moins cher et plus employé au milieu du XIIème siècle qu'à la fin du Moyen Age, en raison des facilités commerciales avec le Levant (et le royaume de Jérusalem).

Tout cela à une dizaine de mètres de hauteur. Le rouge de la robe, sans doute en rapport avec le sang menstruel symbolisant la fécondité, était évidemment bien plus conforme avec le personnage biblique que le noir. La Bible nous dit clairement en effet que c’est le subterfuge de Tamar face à l’intransigeance de Juda qui permit à la lignée aboutissant à Jésus de se poursuivre, d’où l'importance de la personne et de sa représentation. 

Il faut donc imaginer qu’au sein du portail (en haut un peu à gauche) cette petite tache rouge se distinguait immédiatement des autres personnages  des voussures, rois et prophètes, qui sont à dominante blanc et or. Le fond des voussures était à dominante verte (feuillages de l’arbre de Jessé) et ocre rouge (pour le reste du fond). Le fond du tympan était bleu outremer, les statues du Christ et de la Vierge, à dominante blanche liserée d'or se détachaient parfaitement. Les carnations soigneusement réalisées pour tous les personnages renforçaient évidemment le réalisme. Voilà ce que pouvait être le chromatisme général du portail de Senlis. 

Le spectateur du XIIème siècle, lui, n’avait pas besoin d’imaginer. Contrairement à nous il ne voyait pas des restes de couleurs, souvent lacunaires et altérées. Il voyait un tableau en trois dimensions où les couleurs vives et l'or aidaient fortement à la compréhension des formes. Il voyait aussi tout là-haut cette petite femme sculptée se distinguer par sa couleur, et s’interrogeait évidemment sur son identification et son histoire. S’il n’avait pas la réponse et ne savait pas lire le nom en majuscules qui se trouvait sous elle (voir ci-dessous), nul doute qu’on devait vite lui apprendre.

Cet émerveillement que je vivais lors de ce nettoyage, chacune de mes collègues le vivait autant de son côté lors de la révélation des dizaines de sculptures du portail, avec parfois des situations étranges, comme pour le regard de Marie. Le nettoyage mis parfaitement au jour la mise en couleur de ses yeux, mais avec un surpeint qui ne « couvrait » plus très bien l’original. Ce qui donne à Marie un regard étrange, car les deux yeux gauche  ne se superposent pas tout à fait, alors que les deux yeux droit, oui ! On peut voir aussi sur la photo les deux sourcils gauche superposés. Il n’était pas question de supprimer ce surpeint, sans doute médiéval lui aussi, d’autant plus que la fragilité de la matière aurait inévitablement entraîné des dommages pour l’original.

Comment tu t’appelles ?

On entend dire parfois  que les portails et autres sculptures (ou peintures murales) sur édifice médiéval (intérieur ou extérieur) étaient faits pour raconter des histoires religieuses à des gens du peuple qui ne savaient pas lire. C’est possible,  mais on va voir qu’il était préférable de savoir lire un peu à Senlis, au moins les majuscules, car ce portail ouest était parsemé de noms et de mots peints.  Ainsi, sur le bandeau d’une douzaine de centimètres séparant les cordons des voussures entre eux étaient peints les noms des personnages situés juste au-dessus. Sur les 44 personnages des voussures on a ainsi vu des traces de lettres pour 22 d’entre eux ! Quatre inscriptions furent déchiffrées (vérifiées avec l’aide de la liste des noms dans l’évangile !) : Roboam (voir photo), Josaphat, Ioram, Abiam. Une le fut sans certitude : Josia.

Pour six autres voussoirs, on a des traces de lettres, mais trop lacunaires pour identifier un nom. D'un autre côté, l'iconographie et les attributs permettent quand même d'en identifier quelques uns, comme Abraham, qui  accueille ici les justes dans son "sein". Les justes sont dans le judaïsme ancien les âmes en attente d'aller au paradis après la mort et ceci jusqu'à la résurrectionun peu comme les limbes chrétiennes l'étaient pour les nouveau-nés non baptisés. 

Enfin on a constaté des restes de lettres pour onze  autres voussoirs, en  quantité très limitée, millimétrique.  Pour les 22 restants nous n’avons donc  rien vu.

Il est vraisemblable aussi que chaque phylactère porté par les petits prophètes des voussoirs ainsi que par les grandes statues-colonnes des ébrasements était peint avec des inscriptions. Cela permettait encore plus l’identification du personnage représenté, peut-être y avait-il aussi des citations bibliques. Au tympan se trouvent des lettres sur le livre que porte Marie, avec un curieux mélange de restes d’original et du surpeint.

Malgré les efforts de l’un des meilleurs paléographes sollicité pour l’occasion, il ne fut pas possible de déchiffrer l’inscription sur le livre.

Enfin, au-dessus de Marie et du Christ, pouvaient se voir sur le fond du tympan de très fines marques de fantômes de lettres (en arc de cercle).

Bref, le portail était recouvert d’une multitude de mots, de noms…

Retouche oui, sculpture neuve non

Début mai 2007 les opérations principales de restauration étaient faites, le nettoyage était terminé. Arriva le moment de la retouche, qui consista dans une très légère mise au ton environnant des petites lacunes localisées, petites taches claires de pierre nettoyée au milieu des plages de couleur révélée (et non sur de grandes surfaces nues ). En quantité de surface reprise, cela concernait tout au plus quelques millièmes de la surface totale…

Cette retouche fut faite par léger glacis d’aquarelle et/ou au pigment au liant acrylique très dilué, sans danger pour la pérennité de l’œuvre.

Il restait enfin à réaliser quelques « sculptures neuves » : des feuillages entourant les niches de voussoirs plus un voussoir entier, tel que demandé dans le cahier des charges. Notre équipe était opposée à leur réalisation et je m’employai à ce que cette partie soit annulée ou au moins minorée, en temporisant un maximum. 

D’un point de vue formel, les choses se présentaient différemment de celles du temps de Viollet-le-Duc, où l’architecte pouvait imposer la forme par son dessin. A Senlis en 2007, c’était le restaurateur qui devait présenter le projet pendant les travaux. De semaine en semaine, à chaque réunion de chantier, durant le printemps 2007, l’architecte me pressait de fournir ces projets de dessin de sculpture neuve, mais je refusais, arguant que la recherche était en cours. En fait, j’avais fait les dessins de l’existant similaire, étais allé consulter quelques membres du conseil scientifique (dont l’inspectrice générale des MH Colette di Matteo qui m’a longuement reçu) en posant clairement la problématique : A côté de cet existant, pouvait-on encore créer du soi-disant médiéval alors que nous n’étions pas dans le simple domaine décoratif et répétitif, mais au contraire dans l'inventif ? (ici par exemple les dessins au trait montrant la variété des feuillages entourant les niches VS 1-4, VS 2-4, VS 1-3, VS 2-3, VS 1-2, VS 2-2. - V pour voussoir, S pour sud, 1 pour premier cordon, 4 pour quatrième voussoir en partant du bas, etc...)  

Quelle forme pourrait-on adopter, à partir de quelle justification ? Je connaissais évidemment la réponse, car de telles inventions ne sont plus de mise de nos jours. De plus, visuellement, cela n’aurait en rien amélioré la lecture du portail.

Ces échanges me firent comprendre que le comité scientifique serait du  côté des restaurateur-trices. Finalement, lors d’une des dernières réunions de chantier avec le comité il fut clairement et très fermement dit (surtout par J.-R. Gaborit, alors chef du département des sculptures du Louvre) à l’architecte que, s’il voulait de gros ennuis avec le milieu de l’histoire de l’art (et la presse), il n’avait qu’à poursuivre son idée. La Maitrise d’ouvrage (DRAC Picardie), dernier décideur, se rangea à l’avis du comité et ce projet de « sculpture neuve » fut abandonné.

C'est ainsi que les choses se font, ou ne se font pas. 

L’architecte accepta cette décision de bonne grâce, et ne m’en voulut pas. Les rapports humains avec lui ont toujours été courtois.

On peut voir dans ce chantier deux réussites. Celle de la restauration ayant permis la révélation du portail, mais aussi celle de l’équipe de restauratrices-teur qui sut tout au long du chantier observer le meilleur état d’esprit d’échange et de collaboration, avec une qualité de travail optimale.

Ici Sabine Kessler et Amélie Méthivier qui, avec Julie André, sont à l'origine de cette belle aventure. Ce fut  par un très joyeux repas à la maison  qu’on célébra la fin du chantier !

Et après ?

Un an après la fin des travaux une doctorante en histoire de l’art projetait et avait déjà partiellement organisé un colloque autour du portail et de sa restauration, ce qui aurait pu donner lieu entre autres à la diffusion des principales photographies de détail des sculptures ainsi que de toutes les phases du chantier (près de 4000 photos sont conservées à la médiathèque de l’architecture et du patrimoine). De grosses tracasseries administratives l’en empêchèrent…

A la fin du chantier, tout le monde et particulièrement le comité scientifique estimait indispensable de protéger le portail restauré de ses deux sources principales d’altération : les intempéries et la pollution automobile. Reconstruire un auvent et  dégager la place du parking et de la circulation étaient indispensables.

Grâce à des fouilles au pied de la façade, on avait appris qu’une construction ancienne avait bien été réalisée à cet endroit, avait duré quatre siècles  mais sa fonction n'avait pas pu être précisée. Était-ce un simple porche de protection ? Avait-il une fonction liturgique ? En attendant toute décision définitive, la maitrise d’ouvrage commanda à l’architecte la réalisation d’un auvent provisoire, pour une durée de vie de trois ans, qui mit la sculpture peinte à l’abri des intempéries momentanément. Il était encore là dix-sept ans après, début 2020, complètement délabré et ne remplissant plus sa fonction depuis plusieurs années. Il fut finalement démonté il y a quelques mois.

Quant au parking sur le parvis de la cathédrale, entre l'office de tourisme et le monument, il est toujours là avec ses voitures. C'est peut-être le seul et dernier parvis de cathédrale française à faire encore office de parking, polluant chimiquement et visuellement le portail restauré. 

 

Remerciements : Une telle restauration est une œuvre collective, autant par l’argent du contribuable que par le travail des multiples intervenants politiques, administratifs (qui n'ont pas toujours la tâche facile), scientifiques, et surtout celui des restaurateur-trices. Le comité scientifique aussi a parfaitement joué son rôle.

Ils ont tous leur part dans cette réussite. C’est ce que je dis à Alain Erlande-Brandenbourg alors que, par le regard et par les mots, il me félicitait chaudement lors de l’inauguration organisée par la ville de Senlis. Il était curieusement ému, lui qui vingt ans auparavant s'était penché sur mon berceau de jeune restaurateur. 

On me pardonnera d’en rajouter si je me fais le porte-parole des créateurs du portail, sculpteurs et peintres du milieu du XIIème siècle, mais je les ai tellement côtoyés en imagination, au milieu de leurs créations ! Nous nous sommes beaucoup parlé durant les nombreuses heures où je travaillais seul sur l’échafaudage, à photographier et compléter la documentation.

Ils m’avaient alors fait la demande de remercier chaleureusement mes collègues qui avaient longuement œuvré pour la remise en valeur de leur travail. Je le fais donc à nouveau, d’abord envers celles et ceux du « Collectif portail de Senlis »  de 2003 (voir article précédent) sans qui nous n’aurions jamais vécu cette belle aventure, ensuite pour  mes camarades de chantier avec qui j’ai eu la chance de travailler en exerçant le plus beau métier du monde : celui qui permet de s'approcher au plus près de la beauté, de la révéler tout en la respectant et de partager ses rêves  avec les  futurs spectateurs.  

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