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23 février 2018 5 23 /02 /février /2018 07:03

1977 Basilique Saint-Denis Avec l’ami Jojo, avec l’ami Pierrot

 

Il y avait Pierrot, Jojo, Mohamed. Il y avait aussi José, Soto, Patrick et puis quelques autres dont j’ai oublié le nom.

Moi j’étais Jeannot.

Jojo, Patrick, un autre tailleur de pierre et moi étions installés sous un auvent de fortune entre deux contreforts de la basilique Saint-Denis. Les maçons Pierrot, José et les manœuvres Mohamed et Soto posaient les pierres là-haut, sur la tour sud, entièrement échafaudée.

J’avais évidemment cherché un travail à la sortie du service militaire. Finies les découvertes enthousiasmantes en formation puis chez les Compagnons du Devoir, finie la vie cotonneuse du bidasse dans une caserne de femmes ! Je rentrais dans le monde ordinaire du travail.

Je n’avais eu aucune peine à trouver un emploi en faisant une  recherche à l’ancienne. N’ayant jamais encore visité la basilique Saint-Denis je décidai de m’y rendre, espérant qu’un chantier de restauration s’y trouverait. Je vis une fois sur place qu’un atelier de taille était là, entre des contreforts sur le côté sud de l’édifice. Quelques mots échangés avec les pierreux qui y travaillaient, une conversation avec le chef de chantier dans son bureau et l’embauche était faite ! Je pouvais commencer dès le lendemain, d’autant plus que j’avais déjà suffisamment d’outils personnels, de « clous » dans notre jargon, pour me débrouiller.

L’entreprise était spécialisée dans le domaine de la restauration de Monuments Historiques, je pensais donc y trouver mon bonheur puisque j’en avais décidé ainsi. Je vivais sans autre projet.

 

L’essentiel du chantier consistait à remplacer les pierres altérées de la tour sud, disséminées sur toute sa hauteur. Jeune tailleur de pierre encore peu expérimenté, je n’avais d’autre mission d’exécution que celle de façonner les pierres les plus simples, cela à partir des blocs de plusieurs mètres cubes arrivant directement de la carrière.

Après avoir jaugé un bloc, le chef de chantier décidait de sa découpe suivant les besoins définis à partir du calepin d’appareil, dessin coté reproduisant une façade avec les pierres à remplacer. Cette découpe ne se faisait plus au passe-partout, mais à la tronçonneuse électrique, assez difficile à mettre en place, mais bien plus rapide. Une fois les pierres grossièrement sciées, le tailleur de pierre devait les tailler aux dimensions exactes, avec ou sans moulure, avec colonnette engagée ou non… Pour la taille du bloc avant mouluration, j’avais une préférence pour le taillant, sorte de hache à pierre pourvue ou non de dents qui permet d’abattre rapidement une face de pierre tendre ou ferme, au millimètre près quand on en a bien assimilé l’usage. Il ne restait plus qu’à tendre le plan pour le finir, soit au ciseau pour la pierre ferme, soit pour la pierre plus tendre au « chemin de fer », sorte de rabot à pierre de plusieurs lames obliques par rapport au corps de l’outil.

Mais peu de temps après mon arrivée, quelle ne fut pas ma surprise de voir arriver des pierres parfaitement équarries, car découpées en usine (en carrière) au grand disque diamanté. Une bonne partie de notre travail consista alors en un vieillissement artificiel de la surface, en reprenant celle-ci par l’impact de ciseaux larges, donnant l’effet d’un travail manuel, mais qui en fait ne l’était pas. On appelait ce travail du « layage », du nom de la « laie », ciseau très large. On peut l’obtenir aussi avec le marteau-taillant si l’on veut obtenir des traces d’outils un peu plus marquées.

 

Nous quittions parfois notre atelier de taille pour aider José et Pierrot à poser les pierres sur la tour. J’adorais ces moments où nous quittions notre routine pour aller travailler tout là-haut. J’éprouvais un sentiment enivrant de grande liberté.

Nous allions aussi dans les profondeurs de l’édifice faire de la petite maçonnerie, comme la réfection des joints de toute une partie de la crypte. Nous pratiquions en fait toute une panoplie d’opérations techniques liées à un chantier  généraliste lié à un grand bâtiment.

 

Patrick était un incorrigible bavard, assez fainéant, qui nous empêchait de travailler ; mais on riait beaucoup.

Pierrot le maçon-poseur, d’origine italienne, était très bosseur, plutôt fanfaron, très sympathique et d’un communisme assez simpliste. Tout cela est compatible. Je me souviens de sa principale revendication : que l’entreprise lui paye une fois par mois (minimum) le voyage en avion en Italie pour aller voir sa famille…

J’aimais surtout Jojo, la petite soixantaine, râblé et solide tailleur de pierre de la région de Mâcon, dont le village d’origine était entre vignes et carrières. Son coup de massette était d’une parfaite et incroyable régularité, frôlant toujours de près son oreille droite et son béret sans jamais les toucher.

Il était cultivé, avait des sujets de conversation inattendus (l’anti-Patrick). Solide, Jojo ? Il ne l’était plus tant que ça, ayant trop goûté de vin blanc (il était du coin des blancs dans le Mâconnais) et faute de mieux et sur ordre de son médecin vidait sans arrêt des bouteilles d’eau minérale. J’ai appris par la suite  qu’il était mort d’un arrêt cardiaque pendant une promenade dans les vignes. Tant qu’à mourir, y a-t-il plus  belle mort pour un alcoolique que celle de finir au milieu des ceps ? Cette nouvelle m’a beaucoup attristé.

L’alcool était déjà interdit sur les chantiers, ce qui ne nous empêchait pas d’aller boire l’apéritif à la brasserie d’en face (qu’on appelait la chapelle) en autant de tournées qu’il y avait d’ouvriers. Pas question de  se faire payer à boire sans payer en retour sa tournée !

Ainsi par exemple six ouvriers, six tournées, six apéros…

Nous allions ensuite manger nos gamelles réchauffées au brasero dans notre atelier aux quatre vents (et dans le grand froid pendant l’hiver, puisqu’il n’y avait pas encore de cabane de chantier obligatoire), puis allions nous réchauffer à nouveau à la « chapelle » prendre un café , avec un « pousse » de temps en temps ! Ces jours-là les après-midi étaient moins productifs que les matins…

Une coutume étrange avait encore cours : les tailleurs de pierre avaient droit au « canon » en milieu d’après-midi, et non les poseurs. C’était le nom officiel de cette pause, qui était un avantage issu d’un autre âge, où la corporation des tailleurs de pierres, assez puissante, avait dû faire  prévaloir de sa noblesse et donc de ses privilèges, en regard des maçons, race inférieure. Je l’ai du moins retenu ainsi. Le « canon », verre de vin rouge (et mesure de capacité à l’origine), n’était plus avalé dans l’atelier puisque l’alcool était interdit, mais le quart d’heure de pause était conservé. Consacré à surtout ne rien faire, il l’était surtout à écouter encore et toujours Patrick, ce qui ne changeait pas grand-chose avec les heures travaillées.

 

Le nettoyage intégral de l’atelier se faisait une fois par semaine, le vendredi en fin d’après-midi. On le faisait aussi le matin de la venue de l’ACMH, l’Architecte en Chef des Monuments Historiques. C’était un personnage mystérieux, doté parait-il d’un pouvoir incommensurable, qui faisait trembler  l’entreprise et surtout ses cadres dès les premières heures du matin du rendez-vous de chantier. Nous, les ouvriers, savions très bien qu’il passerait devant notre atelier sans nous regarder et encore moins nous saluer.

Mais je ne m’attarde pas, je reparlerai certainement des ACMH plus tard dans ce blog, quand j’évoquerai mes souvenirs des années 2000.

 

Nous partions parfois pour d’autres chantiers que l’entreprise avait décrochés. Soit pour renforcer des équipes déjà en place afin d’accélérer le rythme, comme à Notre-Dame de Paris, soir pour des chantiers de moindre envergure, comme à Saint Pierre de Montreuil ou à l’hôtel Biron, bâtiment classique abritant le musée Rodin. Je connaissais déjà un peu l’illustre sculpteur, mais j’étais loin de me douter que j’aurais plus tard à restaurer quelques-unes de ses œuvres…

L’entreprise avait aussi obtenu un gros chantier où je suis resté quelques mois d’hiver, celui de la restauration de la partie ouest de l’hôtel de Crillon, grand bâtiment  qui ferme  avec l’hôtel de la Marine le côté nord de la place de la Concorde. Le contexte était bien différent de celui d’une basilique ! Je me souviens avoir regardé la carte de cet  établissement de luxe pour constater qu’il fallait deux heures de travail pour m’offrir une demi-douzaine d’escargots (que je déteste en plus). Ça ne me donnait pas envie de voter à droite.

Je pris une fois l’entreprise en flagrant délit de malhonnêteté, ou était-ce une erreur de la carrière de pierre qui arrangeait bien sa comptabilité ? On nous prévint un jour que l’architecte allait passer incessamment, et que, très vite, nous devions dissimuler d’une façon ou d’une autre les pierres récemment livrées. Face à mes questions, le chef d’équipe m’avoua que l’entreprise était payée pour une certaine profondeur des pierres à remplacer, alors que les pierres livrées étaient beaucoup moins profondes  de « queue » qu’il n’était prévu. Elles   participaient donc moins à la stabilité de l’édifice car faisaient plus office de pierres de placage que de gros-œuvre. L’entreprise y gagnait beaucoup : moins de cubage de pierre à payer, moins de refouillement à faire dans le mur par les ouvriers, donc un bon bénéfice. J’ignore si cette pratique était courante ou non, et si oui, si elle est encore d’usage.

 

Nous vivions parfois des absurdités : il existe une cotisation obligatoire pour les entreprises du bâtiment, celle des « intempéries », qui permet d’accumuler des fonds année après année. Ces derniers, en cas de problèmes météorologiques importants, servent à payer (au moins partiellement) le personnel contraint au chômage technique. Cette mise à l’arrêt du chantier est déclarée par les pouvoirs publics, au moins pour les marchés publics, et dans le cas du gel seulement si la température est au moins inférieure à -2° à l’ouverture du chantier (sinon plus).

Donc, si la température ne remonte pas dans la journée et que la pierre est toujours soumise au gel au moins en surface et recouverte de verglas, on ne peut évidemment pas la tailler. Venant directement de carrière et soumise à la pluie, la pierre calcaire n’avait pas eu le temps de sécher et était souvent gorgée d’eau.

Mais on doit obligatoirement être présent sur le chantier. Je me souviens ainsi durant l’hiver 1978 avoir passé des heures et mêmes des jours au bas de l’échafaudage de l’hôtel de Crillon, à crever de froid à ne pas faire grand-chose derrière la palissade de l’échafaudage, celle qui nous séparait du passage laissé pour les clients fortunés de l’hôtel qui regagnaient leur chambre ou leur suite,  ou encore qui allaient consommer de délicieuses boissons chaudes au bar.

 

Les jours, les semaines, les mois se succédaient à Saint-Denis ou au Crillon, rien ne se passait de particulier dans ma vie bien réglée. J’étais de bonne humeur le matin en me levant pour aller retrouver mes camarades de chantier et faire ce travail technique qui me plaisait, dont j’aimais la gestuelle, l’engagement physique important et dont l’utilité me paraissait évidente, tout cela dans une ambiance plutôt sympathique.  

Si parfois le réveil ne sonnait pas et que j’arrivais en retard, on ne manquait pas de se moquer de moi en me disant avec un grand sourire : « Alors Jeannot, t’es resté collé ? », plaisanterie grivoise inévitable et éculée. José était alors vulgaire, Patrick était lourd, Pierrot était malicieux, Jojo haussait les épaules mais souriait intérieurement, cela se voyait.

Ce genre d’échanges ou de réflexions n’était pas toujours très fin, mais le ton était affectueux et révélateur d’une certaine chaleur humaine. J’étais venu sur le tard dans ce milieu ; je m’y sentais pourtant à l’aise et même plutôt heureux, à travers tous ces petits évènements bien anodins en apparence. Le travail en équipe et une forme de solidarité ouvrière me plaisaient beaucoup. J’avais donc fait un bon choix quelques années auparavant en quittant mon école d’ingénieurs puis en choisissant ce métier si particulier, même si je me doutais déjà qu’il ne serait pas définitif.

 

 

A part quelques pratiques du métier que j’intégrais petit à petit, je n’apprenais plus grand-chose au travail. Mes connaissances en stéréotomie ne me servaient pas vraiment dans le quotidien. Je commençais par ailleurs à me nourrir d’ouvrages d’histoire de l’art, autant de sculpture que d’architecture.

 

A Saint-Denis j’étais heureux de la familiarité avec la basilique qui grandissait au fil des mois. Je comprenais de mieux en mieux la conception d’origine du monument avec entre autres son fameux déambulatoire, mais commençais aussi à percevoir les marques des restaurations successives, à travers les changements de style ou de technique architecturale ou sculpturale.

D’autre part je ne pouvais pas ne pas m’intéresser à la sculpture dans un tel lieu !

J’avais déjà reçu un bon apprentissage technique dans le domaine de la construction, je ne l’avais pas eu dans celui des « beaux-arts » proprement dits. Pourtant, bien loin du Moyen Âge mes héros se précisaient : ils avaient désormais pour noms Rodin, Zadkine, Brancusi et les œuvres qui me fascinaient s’appelaient les « Bourgeois de Calais », « la ville détruite », « le phoque » et « la muse endormie »…   

La question de la production artistique me turlupinait, plus celle des autres que la mienne, assez curieusement. Je m’étais inscrit en Arts Plastiques, toujours par correspondance en raison de mon travail à plein temps, mais par un autre biais bien sûr que celui de ma formation initiale en stéréotomie. Le fossé était grand entre ma vie d’ouvrier et celle d’étudiant et de curieux.

 

Un jour d’avril 1978, un homme plutôt jeune et souriant arriva sur le chantier. Sculpteur, il devait remplacer quelques éléments de la sculpture principale du fronton classique surmontant la façade : la tête de l’allégorie féminine centrale, quelques drapés et une partie de sa jambe.

Je profitais d’une pause pour aller voir plus précisément ce qu’il faisait, là-haut, à l’étage des hirondelles. Je ne me doutais pas en gravissant les échelles que j’allais très prochainement me retrouver dans un autre monde, à la fois si proche et si différent  de celui dans lequel je m’étais mis trois ans auparavant.

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On entend parfois à propos des tailleurs de pierre, fière corporation, la légende suivante. Elle illustre de façon éclairante le mythe qu’on a du tailleur de pierre médiéval, à  travers la différence de point de vue entre le simple ouvrier qui gagne sa vie et le compagnon qui donne à son travail une motivation bien plus haute.

Trois tailleurs de pierre travaillaient sur le chantier d’une cathédrale. Interrogés sur leur tâche qu’ils réalisaient de façon identique, ils répondirent :

- l’un : « je gagne ma vie »
- l’autre : « je taille une pierre »
- le troisième, compagnon : « je construis une cathédrale »…

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A Toulouse, à Saint-Denis ou au Crillon j’avais gagné ma vie comme tailleur de pierre et j’en étais fier. Mais si j’étais convaincu de l’utilité de mon travail je ne construisais pas de cathédrale, d’autant plus que je savais très bien qu’on n’était plus au Moyen Âge.

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