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2 mars 2018 5 02 /03 /mars /2018 08:25

1978-1979 - Un peu partout -  De la sculpture.

 

 

Le tailleur de pierre connait les lignes droites ou circulaires, les plans et les surfaces sphériques, coniques, toriques ou même réglées. C’est de la géométrie, souvent simple.

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Le sculpteur ne connait pas les plans. Il ne connait que des surfaces aux courbes légères ou lourdes, tendues ou rebondies, les plans qui tournent, les creux et les bosses, les saillies et les ondulations, les pleins qui n’existent que par les vides, les réponses entre les lumières et les ombres qu’il appelle « noirs » quand elles sont fortes.

Le sculpteur ne connait pas forcément la pierre, le marbre, le bois.

Il peut être ornemaniste, metteur aux points, praticien. Il peut être aussi modeleur, créateur d’une forme à laquelle il souhaite donner du sens, qu’il transposera généralement ou fera transposer dans le matériau de son choix. Ou bien il la créera en taille directe.

Le tailleur de pierre et le sculpteur s’émerveillent tous deux de la beauté de la matière toujours différente qu’ils ont à façonner ; son grain, sa couleur, ses veines, sa nervosité ou sa tendresse, sa docilité ou ses réticences.

 

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En haut de l’échafaudage monté devant l’hôtel de Crillon, le tailleur de pierre que j’étais alors découvrit Charles le sculpteur en train de dégrossir une tête. Un bloc parallélépipédique  avait été scellé sur le cou de la grande figure féminine couchée qu’on voit en haut du fronton dominant la place de la Concorde. Non loin sur le plancher de l’échafaudage et mise à bonne hauteur était installée une tête en plâtre. C’était le  résultat du moulage de l’original dégradé auquel Charles avait fait quelques compléments modelés (nez, menton, chevelure) en fonction des trop gros manques liés à l’usure de la pierre.

Simplement muni de quelques compas, d’un crayon et de quelques outils, il devait en faire la copie.

Charles comprit à mon regard et à mes premières questions mon intérêt pour son travail. Il me proposa rapidement ce que je n’aurais jamais imaginé possible : l’accompagner plusieurs mois sur ses chantiers au cours lesquels il m’apprendrait à sculpter.

En échange, et pendant les temps morts, il me demandait de l’aider à retaper sa maison de campagne, dans l’Yonne. En travaillant pour lui je serais rémunéré au même niveau que celui de tailleur de pierre dans mon entreprise actuelle. J’acceptai, évidemment.

 

Pendant mon entretien de départ de l’entreprise à Saint-Denis avec le chef de chantier, celui-ci me proposa malgré tout une « rallonge », au cas où ce départ aurait été la conséquence d’un salaire trop modeste. Cette proposition me fit plaisir. Cela prouvait que j’étais bien intégré dans l’équipe et que mon travail était considéré comme satisfaisant.

 

C’est ainsi qu’avec Charles j’appris sur le tas le métier d’ « ornemaniste ». A la différence du tailleur de pierre, le sculpteur ornemaniste intervient sur la décoration de l’ouvrage et non sur sa structure.  Il peut s'agir par exemple de reproduire à l'identique des feuillages médiévaux,  des trophées classiques sur des frontons de château, ou de simples ornements répétitifs sur une moulure de corniche ou d’entourage de fenêtre. Chaque ornement répond  à des critères stylistiques bien définis qu'il convient  de connaître impérativement. Il ne s'agit en aucun cas de création artistique.


 

C’est ainsi que je naviguai entre des façades parisiennes et la maison de campagne de Charles au sud d’Auxerre, dans laquelle j’ai posé un dallage, taillé des éléments d’une grande cheminée…

Je faisais à peu près un 2/3 temps, Charles me payait à la journée. Je cotisais à l’URSSAF comme  profession libérale en tant qu’artiste alors que je n’étais aucunement créateur. Je n’eus aucune difficulté pour cette inscription, aucun justificatif à fournir. Pour les statistiques et les organismes sociaux j’étais devenu artiste uniquement en raison d’une démarche administrative. Cela m’avait laissé très perplexe. Ainsi, avant que l’artiste ne sache faire la statue, c’était le statut qui faisait l’artiste.

Une de mes principales lacunes était le dessin. Pas de dessin, pas d’œil formé, pas de sculpture correcte. Charles me le dit tout de suite.

Je me souviens d’un de ses cours improvisés : nous étions tout en haut de l’église de la Madeleine, à Paris, à réaliser palmettes, oves et rais de cœur sur la dernière assise du rampant du fronton nord. Il faisait d’ailleurs un froid de gueux. Il me montra en quoi ces volumes simples que sont les oves peuvent être pleins ou plats, rebondis ou secs, suivant la courbe qu’on leur donne pendant la taille. Techniquement on va d’abord « chercher » les fonds à la perceuse (au trépan avant que l’électricité n’arrive), en perçant des trous parallèles et très proches. Il est alors facile d’abattre les surfaces au ciseau (ou à la pointe pour les gros volumes) pour obtenir les volumes désirés.

On exécute en fait un procédé technique très classique, dont un des plus beaux exemples, parfaitement maîtrisé, se trouve dans la partie basse des Esclaves de Michel-Ange.

 

 

Et puis le moment arriva où il n’eut plus assez de travail pour deux… Charles m’avait fait comprendre aussi que parfois je n’étais pas assez rapide. C’était sans doute vrai, mais il était sûr en tout cas que je ne lui faisais pas assez gagner d’argent.

 

Avant de nous séparer il m’indiqua le nom d’un ami sculpteur qui avait du travail de temps en temps pour des assistants, en fonction de l’importance des travaux qu’il avait en commande.

 

Une fois de plus j’eus de la chance. Philippe Hubert était adorable et d’une grande compétence. Il finit d’ailleurs sa carrière comme assistant technique à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris (l’ENSBA). C’est avec lui que je pus réellement apprendre puis pratiquer les techniques de taille de la sculpture, celle du « metteur aux points », celle du « praticien ».

Nos pérégrinations nous menèrent par exemple de la carrière d’Euville (Meuse) à celle de Saint-Leu-d’Esserent (Oise). Il s’agissait dans chaque cas de réaliser  à partir d’une maquette en plâtre un agrandissement aux trois compas, technique très simple dans son principe, mais très délicate dans sa réalisation, exigeant méthode et précision. Les œuvres dont il s’agissait étaient contemporaines, assez patatoïdes, et ne demandaient pas une précision extrême dans leur reproduction, d’autant plus que les maquettes étaient peu abouties, aux formes seulement esquissées.

Le travail était très dur physiquement, bien plus que celui du tailleur de pierre salarié. Il n’était pas non plus gratifiant, dans la mesure où les œuvres à copier en pierre n’avaient guère d’intérêt à mon sens.

Mais ce fut une période de l’apprentissage du regard. D’autant plus qu’il ne s’agissait de ne pas se tromper : contrairement au modelage qu’on peut reprendre, au dessin qu’on peut gommer et rectifier, on ne peut pas remettre de la pierre là où il n’y en a plus, c’est plus qu’une évidence.

Autre travail très formateur : ma participation à la copie d’une des sculptures les plus célèbres de la cathédrale de Reims, Eve. Il  s’agissait de faire une copie en pierre à partir du moulage en plâtre de l’original, ce plâtre étant complété, « engraissé », par des parties manquantes reconstituées par le sculpteur/modeleur, suivant le même principe que pour la tête du Crillon.

L’original était destiné à être exposé au palais du Tau, tandis que la copie serait déposée à l’emplacement d’origine. La technique utilisée fut celle de la mise aux points à l’aide de la fameuse « machine », le  pantographe  des sculpteurs.

Nous étions dans un immense atelier de fortune installé devant les entrepôts servant d’abri aux originaux. Il consistait en trois grands murs surmontés d’un très haut toit, avec le quatrième côté étant ouvert à tous vents. Il y avait en fait deux sculptures monumentales à copier : un roi et donc la fameuse Eve du transept nord, chef-d’œuvre du gothique. Les œuvres étaient belles, mais la longue phase initiale de dégrossissage demandait un travail de forçat, qui consistait à enlever à partir du bloc initial la pierre en excès sur plusieurs dizaines de centimètres. Il le fallait pour atteindre les parties les plus en profondeur. Nous utilisions des pointes et ciseaux activés à l’aide d’air comprimé, tout en sachant que cette technique était interdite. Le décideur (l’Architecte en Chef des Monuments Historiques), imposait en effet la méthode ancienne afin de ne pas avoir une finition différente due à l’emploi d’une technique moderne. Cela se justifiait pour la finition des surfaces, qu’on appelle la « pratique », une fois tous les points de reproduction « posés », mais non pour le dégrossissage.

Je me demandais si l’architecte avait déjà tenu une massette et avait soupesé son poids.

Philippe n’était pas souvent là, mais je n’étais pas seul, heureusement pour le moral. Avec moi travaillait un sculpteur plus âgé, Serge, qui m’a lui aussi beaucoup appris. J’étais donc assistant-collaborateur d’un metteur aux points (Serge), lui-même sous-traitant d’un metteur aux points et praticien (Philippe), qui était lui-même sous-traitant du sculpteur ayant eu la commande et qui avait fait  le modelage des parties manquantes.

Je vivais en direct la division du travail. J’étais déjà un peu plus instruit sur les pratiques traditionnelles de ce métier et avais déjà compris que, par exemple, les sculptures de Rodin n’ont en fait  jamais été sculptées par Rodin. Créateur des formes au moment du modelage, généralement à la terre, il ne réalisait pas les phases techniques de sculpture de ses marbres qui étaient sculptés par de nombreux collaborateurs, aux capacités plus ou moins poussées. Cela ne retire rien à l’immense force créatrice de son oeuvre.

 

A Reims nous passions nos nuits dans une chambre d’hôtel mal chauffée, minuscule, équipée de deux petits lits, avec juste un lavabo d’eau froide, et les wc dans le couloir.

Les petits déjeuners et les repas étaient pris dans le restaurant d’ouvriers au rez-de-chaussée de l’hôtel. La tournée des apéros avait repris, comme à la brasserie en face de la basilique de Saint-Denis, mais avec le Champagne et le marc en plus…

 

Avec Philippe nous allions parfois dans son atelier, à Nogent-sur-Oise, faire des copies de petits éléments médiévaux pour des monuments dont j’ai oublié les noms, toujours à l’aide de la machine à mettre aux points.

 

Je savais qu’on ne s’improvisait pas sculpteur, qu’un long apprentissage m’attendait. D’abord je dessinais pour moi. Pour la pratique du modelage, je suivais les cours du soir de  la Ville de Paris. L’atelier de modelage de Montparnasse d’après le modèle vivant était réputé. Le professeur était techniquement impeccable, mais assez tyrannique envers les modèles qui posaient nus et qui devaient garder la pose trois heures durant, avec de trop rares temps de repos.

 

Je fis aussi quelques travaux personnels, bien modestes, comme la copie d’une petite tête de Vierge ou celle d’une tête de lion provenant de la corniche de l’église de la  Madeleine. Je fis aussi quelques créations comme celle d’un petit marbre à la forme abstraite, plus à la gloire du matériau et en hommage à Brancusi que pour exprimer une quelconque idée artistique.

Je l’avais sculpté à partir d’un petit bloc de marbre récupéré au cours d’une virée à Carrare avec ma petite Renault 4L, version camionnette des Postes,  afin de me procurer à bon prix les outils du sculpteur sur marbre. J’avais récolté ce bloc sur le bord d’une route dans la montagne. Devant passer la nuit là-bas, j’avais décidé de dormir sur le plancher arrière. Une fois la nuit venue et avant de m’endormir je fis une petite marche dans la montagne. C’était féérique ! Je découvrais la carrière la plus connue du monde sous la pâle lueur d’un croissant de lune, avec une infinité de lucioles brillant comme autant de petites étoiles au milieu de la montagne blanche.

 

Et puis un jour je n’eus plus de travail : Philippe avait été nommé assistant technique pour la taille directe aux Beaux-Arts de Paris et souhaitait fortement modérer son activité de praticien.

Il me fallait faire l’heure du bilan : j’avais depuis 5 ans vu et pratiqué toutes les techniques de la taille de pierre et de la sculpture, que ce soit en pierre tendre, ferme ou dure, en grès , en marbre….

Si je commençais  à posséder un bon capital comme technicien, je ne ressentais plus l’envie d’en faire mon activité professionnelle pour les années à venir. J’avais satisfait ma soif de curiosité et de connaissance au terme d’une longue formation  et d’une pratique intensive. Revenir en entreprise ne m’intéressait pas, comme exercer plus longtemps  une activité de sculpteur indépendant mais en simple exécutant comme ornemaniste ou copieur d’œuvres anciennes ou modernes. La précarité de ma situation n’arrangeait rien, même si je n’avais guère de besoins ou d’obligations.

A cela il fallait ajouter la pénibilité d’un travail physique permanent, souvent dans la poussière et le froid à la mauvaise saison. La routine et l’ennui finiraient par l’emporter.

 

Mon père m’a mariée à un tailleur de pierre

Le lendemain d’mes noces m’envoie-t-à la carrière

Et j’ai trempé mon pain dans le jus de la pierre…

 

J’avais toujours en tête cette chanson populaire que j’avais chantée en public et avec succès chez les Compagnons du Devoir quatre ans auparavant. J’aimais sa mélodie et l’humour du récit, mais je n’avais plus envie de goûter le jus de la pierre.

Pourtant j’appréciais ce travail manuel, j’avais la fierté du beau travail accompli, je me sentais à l’aise aussi dans la simplicité et la chaleur des rencontres que j’avais pu faire.

Par contre la différence de centres d’intérêts  avec mes compagnons de labeur me pesait. Je pouvais difficilement leur parler de Poulenc ou de Monteverdi que je chantais dans l’ensemble vocal dont je faisais partie, comme de l’éthologue Konrad Lorenz que ma compagne m’avait fait découvrir. Je repensais alors à l’anecdote sur Soljenitsyne que j’ai racontée plus haut dans ce blog.

 

Je n’avais pas non plus la fibre créatrice.

A ce moment, les œuvres contemporaines en pierre ou marbre n’étaient pour moi que la continuité des dernières formes de l’art abstrait, ou d’une figuration tellement épurée ou distordue qu’elle en perdait tout intérêt, si ce n’est  pour la beauté du matériau. Je n’avais pas l’imagination qui m’aurait permis de me dégager de ce courant. Il faut dire que j’étais ignorant des autres techniques artistiques que celle de la sculpture sur pierre.

 

J’avais 28 ans et  étais au fond d’une impasse. J’avais envie, j’éprouvais même la nécessité d’atteindre d’autres horizons ; mais lesquels ?

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