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9 février 2018 5 09 /02 /février /2018 20:22

1976 (hiver) Toulouse Une  nuit  chez les Compagnons du Devoir

 

Tout à coup, dans mon sommeil, du bruit, beaucoup de bruit, de plus en plus de bruit. Immédiatement après, dans la réalité, des voix fortes, vociférantes, dans le couloir. Très vite, la porte de notre chambre s’ouvre :

  • Tous debout, magnez-vous, réunion au réfectoire ! Allez, magnez-vous l’cul, tout le monde en bas au réfectoire, habillés, dans cinq minutes maxi !!!

 

Mais quelle heure est-il ? Suis-je à l’armée, au pensionnat, où donc ?

Il est deux heures du matin à Toulouse, à la Maison des Compagnons du Devoir et du Tour de France. Très curieux tout ça. Ma première idée est que nous allons assister à une de leurs réunions secrètes, peut-être une petite séance d’initiation, mais d’initiation à quoi, pour tout le monde à fois ? Non, c’est impensable, dans toute société secrète la véritable domination par l’initiation est individuelle, non collective. Ah oui, au fait ! Les Compagnons, cousins des Francs-maçons, refusent le mot de « secret » à propos de leurs pratiques initiatiques ; ils adoptent par contre celui de « discret », ce qui me fait sourire et me parait un tantinet hypocrite. Mais le ton des Compagnons qui nous réveillent, nous, les aspirants, stagiaires ou apprentis, n’est pas celui de la fête, du symbole ou de la spiritualité, mais pas du tout. Je perçois instantanément une tension indéfinissable dans ce réveil brutal, où l’agressivité et une forme de peur ont leur part.

En bas, au réfectoire où une partie des tables et des chaises a été repoussée, nous sommes  placés en cercle, ouvert du côté de la porte d’entrée. Personne ne parle, nous sommes tous (je suis l’un des plus vieux avec mes 23 ans) à la fois endormis et ébahis. Que se passe-t-il ?

Très vite, des éclats de voix derrière la porte. Un petit groupe fait irruption dans la salle, poussant brutalement devant lui un tout jeune homme, presque adolescent, placé au centre de notre cercle.

Et là, l’accusation commence. Elle ne va pas être longue, mais sera verbalement très violente, physique aussi car entrecoupée de coups de pieds et de coups de poings donnés par quelques-uns des Compagnons, nos chefs et professeurs. Dans les fesses les coups de pieds, dans les épaules les coups de poings, pas ailleurs, mais tout de même… Le chef de notre équipe de tailleurs de pierre, si savant et si habile, est un  des plus acharnés, des plus brutaux. C’en est fini pour moi de son image tutélaire, définitivement.

On exige du jeune des paroles publiques de soumission, d’excuses envers le jeune volé, car c’est une histoire de vol. On lui dicte ses paroles. On lui dit de parler plus fort, plus fort, encore plus fort pour que tout le monde entende. Les yeux du voleur sont remplis de larmes qui ne coulent pas, son regard est perdu, ce n’est même plus du malheur, c’est le vide absolu. Le regard du volé, lui, est rempli d’une grande pitié. On sent qu’il fait plus que désapprouver cette horrible scène d’humiliation. Peut-être regrette-t-il même d’avoir informé du vol ? Mais que peut-il faire ? Et moi, que puis-je faire ?

Au bout d’un quart d’heure, tout est fini. La sentence est banale : exclusion. On règle ça entre soi, la nuit. Je serais curieux de savoir s’il reste une trace d’archive de l’évènement et laquelle.

Nous remontons en silence dans nos chambres, avec ordre de nous endormir le plus vite possible. Personne ne parlera de cet évènement plus tard, personne.

L’excellence  du Compagnonnage, peut-être, mais à quel prix ? Par des démonstrations de violence et d’humiliation en pleine nuit ? Fallait-il en passer par là afin de punir une faute bien réelle, cela pour l’exemple ? J’espère seulement que cet évènement est (fut) rarissime. Je ne suis pas resté assez longtemps pour en juger.

 

Cette nuit-là, déjà lézardé par une « Règle » désuète et certaines pratiques comportementales d’un autre âge, les restes du mythe du Compagnonnage se sont effondrés. On pourrait définir la « Règle » comme un règlement aux pratiques destinées à souder une communauté, alors qu’il est  surtout fait pour discipliner fortement l’individu. Peut-être ces pratiques étaient-elles justifiées il y a longtemps, alors que la société ouvrière n’était pas encore assez éduquée en « civilités » et en « savoir vivre ensemble » ? Mais l’est-elle plus maintenant ?

Ne restera de positif de mon passage chez les Compagnons que le devoir de la « transmission » poussé à l’extrême, que je considère presque comme sacré moi aussi : apprendre à l’autre ce qu’on a soi-même appris des autres, et même plus si possible.

Insatiable de liberté et d’indépendance, il était évident que j’allais transgresser presque malgré moi cette « Règle », mais sans provocation ni agressivité. J’avais été accueilli fraternellement par cette communauté, je n’allais pas m’y opposer.

Les souvenirs sont lointains….

Je me souviens cependant qu’il fallait ainsi porter obligatoirement une cravate lors du grand déjeuner du dimanche midi, pour lequel toute la « Maison » était rassemblée. N’oublions pas que les jeunes dans une maison de compagnons sont soit apprentis sélectionnés (pour les plus jeunes) soit aspirants-compagnons (ouvriers formés qui font leur « tour de France », plus ou moins expérimentés mais engagés dans l’esprit du compagnonnage car déjà un minimum  initiés) ou stagiaires comme je l’étais. Ils viennent de partout et ne rentrent que rarement dans leur famille durant l’année.

Les « vrais » Compagnons du Devoir sont ceux ayant reçu l’initiation complète, en lien bien sûr avec la réalisation d’un « Chef d’œuvre ». Ils ont fini leur tour de France et sont souvent installés comme artisans, chefs de petites entreprises, ou font partie des agents de maîtrise de plus grosses sociétés. Ils se sentent détenteurs d’une éthique, d’un idéal professionnel, appartiennent à une fraternité qui leur confère droits et devoirs. Leur progression puis leur aboutissement professionnel n’est pas, selon eux, uniquement celui d’un savoir-faire, mais aussi d’un comportement dans la société comme dans leur confrérie, lié à une initiation tenue secrète. Une forme de similitude avec la franc-maçonnerie est donc indéniable.

Encore faudrait-il être capable de se comporter avec la rigueur morale défendue par cette éthique. Je ne suis pas sûr que l’humiliation publique de cette fameuse nuit aille dans ce sens. Pour moi personnellement, ce fut contreproductif… et bien triste quand on sait l’importance qu’a le Compagnonnage pour la formation d’excellence de tellement de beaux métiers manuels. Espérons que les choses ont changé.

 

Pour revenir au quotidien que j’ai vécu dans cette Maison de Toulouse  il fallait aussi user de formules rituelles de politesse. En cas d’oubli ou de provocation le jeune était mis à l’amende….

J’étais poli mais refusai de porter la cravate. On ne m’embêta pas. J’étais sans doute déjà trop vieux, et mis à part ces refus, je pense avoir été correct avec le monde qui m’accueillait, ça se savait. Et puis je n’étais ni apprenti, ni aspirant, seulement stagiaire.

Je me souviens encore avoir poussé la chansonnette lors d’un de ces déjeuners du dimanche : « la mal mariée » (voir les paroles dans la chronique précédente) mais aussi une paillarde assez sage que j’avais apprise pendant les bizutages en prépa à Tours. Ces deux chansons eurent beaucoup de succès.  Elles apportaient un petit vent frais chez ces jeunes subissant une morale trop contraignante, qui n’avait guère changé depuis de longues décennies (j’ignore si « la Règle » et ces pratiques existent encore sous leur ancienne forme, mes souvenirs ont plus de 40 ans…).

 

Je crois qu’on m’aimait bien à Toulouse, finalement. Mais décidément, m’ont-ils avoué à demi-mot lors de mon départ au bout de quelques mois, c’est quand même plus facile de faire ce qu’on veut avec des jeunes de 16, 17 ans qu’avec des gars qui ont déjà un peu tourné…

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commentaires

V
.., j’ai aussi passer du temps, ou plutôt une décision de Perfectionner mon<br /> Apprentissage... et avoir acquis ces valeurs !!!<br /> Mais que 3 ans!!! Belle expérience <br /> Qu on vit qu une fois !!!
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