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6 février 2018 2 06 /02 /février /2018 07:55

1975 (automne) Toulouse Un matin de tailleur de pierre

 

               Sur la colline dominant la ville un grand appentis, voilà notre destination. Aucune circulation dans les rues, il est bien trop tôt. Nous sommes quatre, entassés dans la minuscule et antique 4 CV au ronronnement simple et sûr, légèrement pétaradant. La moyenne d’âge doit être de 22 ans. Le plus jeune, l’apprenti ou « lapin », en a 17. Le plus âgé, à la fois conducteur, chef de notre petite bande et Compagnon du Devoir, en a peut-être 27 ou 28.

               Il fait encore nuit, il fait froid. Le léger vent d’autan n’a pas commencé à  chasser cette brume noyant tout, qui interdirait à un individu ignorant l’endroit où il se trouve de se situer par le type d’habitat ou la végétation, mis à part qu’on est en hiver, en Europe occidentale.

               Vingt minutes plus tard, nous sommes au travail pour dix, onze heures ? Je ne le sais pas. Peut-être notre chef d’équipe le sait-il, lui ? Ce n’est même pas sûr.

 

               Les outils ont été laissés la veille à l’endroit même de leur dernière utilisation, sur un bloc, un chantier, ou encore dans la caisse à clous... Ces outils sont très simples. Ils n’ont pas varié depuis leur création, il y a plus de trois millénaires. Seule la matière a changé : désormais d’acier, auparavant de fer ou de bronze…Un percuteur : la massette ; deux outils à percuter, posés sur la pierre : la pointe, le ciseau. Tout jeunot dans le domaine, je sais cependant que ce sont ces outils qui ont façonné le temple de Salomon et les cathédrales, puisque c’est notre travail  à nous, les tailleurs de pierre. Notre tâche présente est d’ailleurs de réaliser de nouveaux fenestrages de la cathédrale de Rodez, dans ce grès de l’Aveyron au grain si gros, à la taille si dure, mais de  si belle couleur verte aux reflets roses. La découpe à dimensions des blocs a été faite en usine, après réouverture spéciale d’une ancienne carrière. Tout le reste sera fait à la main suivant les gestes ancestraux, à la suite du report des gabarits. Ceux-ci ont été réalisés à partir du dessin au sol en vraie grandeur. Après avoir tracé à la pointe profils et épannelages sur les joints, nous exécuterons la mouluration, avec refouillement pour l’intérieur des redents. Chaque pierreux a son bloc et le  taillera du début à la fin.

 

               A notre arrivée, ces outils sont froids, glacés, humides. L’appentis est grand et haut, presque un hangar, complètement ouvert sur l’un de ses grands côtés. La température est donc celle de l’extérieur, mais le vent est un peu réduit car il vient du côté fermé, heureusement.  Les outils sont tellement froids qu’ils collent à la main qui les saisit, comme un glaçon. Si le bois du manche  de la massette est immédiatement réchauffé par les muscles de la main droite, spontanément active, l’acier de la pointe ou du ciseau, lui, ne montera en température  qu’après de longues minutes au contact de la main gauche, grâce aussi à une partie de l’énergie mécanique du coup de massette transformée en chaleur (je ne perds pas quelques réflexes mentaux venus d’une vie antérieure).

               Non loin de là se trouve l’endroit magique : une forge de fortune pour le façonnage des pointes et des ciseaux. Ceux-ci ne sont pas achetés mais proviennent tout simplement de longues barres d’acier découpées dont les morceaux  seront façonnés par le travail de la forge. Chance extraordinaire : chaque ouvrier forge lui-même ses propres outils, puis en trempe la pointe ou le biseau. On m’apprend, et je pratique…comme je peux. Ainsi que tous les grès, cette pierre de l’Aveyron use très vite les outils, et le passage de chacun d’entre nous à la forge se fait fréquemment, suivant une rotation bien réglée.

 

               .

 

               Malgré la température glaciale toute cette activité me réchauffe en moins d’une demi-heure, et me vient à l’esprit le personnage d’Ivan Denissovitch, célèbre maçon des camps du Goulag imaginé par Soljenitsyne à partir de sa propre vie, qui n’aura d’autre ambition que de réaliser sa tâche du jour le mieux possible sans aucune pensée pour le lendemain. Mais contrairement à moi qui ai délibérément choisi cette voie, c’est pour lui une question de survie... Je parle de cette impression à mes compagnons d’atelier, qui me regardent avec un drôle d’air. Je suis définitivement catalogué d’intellectuel, gentiment, mais fermement. Les rôles s’inversent car ici le savoir ou la culture n’ont rien à faire, c’est le savoir-faire qui importe, j’ai encore beaucoup à apprendre. La leçon est bonne. Et puis l’expérience de Soljenitsyne est dramatique, la mienne est heureuse et esthétique ! 

 

               Le  jour commence à se lever, le vent se renforce un peu. Il doit être plus de huit heures maintenant. Bernard se met à l’éclateuse dans le dépôt des blocs, un peu plus loin que la forge, pour un travail dont j’ignore la teneur. Ce n’est pas pour un fenestrage de Rodez, c’est évident. Mais on ne pose pas de questions : on travaille ici, on ne bavarde pas.  L’éclateuse lance maintenant des jets d’air comprimé, la fine poussière de grès se mélange à la brume, l’impression est fantastique dans la pâle lumière hivernale où l’homme et sa machine, image classique mais si forte,  ne forment qu’une seule et même ombre chinoise. Non seulement je ne regrette rien, mais je savoure pleinement ces instants de beauté. Je suis incroyablement fier de faire désormais partie de cette communauté ouvrière si particulière. Malgré ces différences de vies passées et sans doute futures entre mes compagnons de labeur et moi, je me sens à cet instant plus proche d’eux que je ne l’ai jamais été durant ma vie d’enfant et d’étudiant avec mes camarades.

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