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6 novembre 2019 3 06 /11 /novembre /2019 17:41

2 Hostilités

David, Jérémie, Zacharie

Résumé : retenu à la suite d’un appel d’offres pour la restauration du Puits de Moïse (Dijon), j’entame la restauration du monument (printemps 2000).

 

Un comité scientifique sérieux

 

Les comités scientifiques de restauration enfoncent parfois des portes ouvertes, valident souvent l’évidence et peuvent servir à minimiser les prises de responsabilité individuelle des décideurs. Mais ce ne sont pas d’inutiles comités Théodule.

La composition du comité pour la restauration du Puits de Moïse avait été soigneusement faite en fonction de l’enjeu et ses membres étaient très impliqués, le top du top de l’histoire de l’art pourrait-on dire familièrement.

Les sommités du comité provenaient  de l’administration centrale du ministère de la Culture, du Louvre (J.-R. Gabosourit), de l’université (R. Droit sera de plus nommé professeur au Collège de France en 2002). L’ancienne conservatrice de la région et grande connaisseuse du monument J. Kamitaine était également là, de même qu’I. Poutou-F., directrice du Laboratoire des Recherche des Monuments Historiques (qui m’a toujours soutenu), accompagnée de scientifiques très spécialisés dans leurs domaines : J.-D. Medison pour la pierre et ses altérations, S. Detricoti pour la polychromie.

Il y avait aussi la Maitrise d’ouvrage, assurée par I. Papin, puis la Maitrise d’œuvre avec l’architecte en chef des M. H. E. Poutou et le conservateur M. Üoff.

S’y trouvait enfin une personnalité étrangère au fort tempérament souvent enclin à la partialité, restauratrice et historienne de l’art de haut niveau européen, M. Cerrkünefoi. C’était une figure incontournable de la polychromie médiévale. Elle était un de mes anciens professeurs en restauration, comme ma malheureuse concurrente qui considérait que je lui avais chipé le travail (voir l’article précédent dans ce blog). Or elles se connaissaient très bien, elles étaient amies, aïe !

Toutes ces personnalités étaient fort savantes, suffisamment connaisseuses de ce monument insigne et de son contexte historique (un peu moins matériel), et familières des problématiques de la conservation-restauration (sauf un universitaire, D. Perdreaux, qu’on ne verra d’ailleurs qu’aux toutes premières réunions).

 

Suspension immédiate des travaux

 

La première réunion du comité eut lieu sur l’échafaudage à l’intérieur de l’édicule, au pied même des 4 prophètes, du roi David et de l’imposant Moïse qui nous écoutèrent sans ciller, alors que leur avenir était en jeu. Dès les premières minutes je sentis une tension particulière chez les membres du comité. On n’écouta guère la présentation de mes premières observations et des premiers essais (demandés comme tels dans le cahier des charges). J’avais à peine terminé qu’une discussion s’engagea sur le fond, et non sur mes propos. Je ne disais rien, ce n’était pas mon rôle, mais j’écoutais.

Isaïe

Je compris vite la raison de cette tension : la nature même du travail demandé par le commanditaire maître d’ouvrage (la DRAC Bourgogne) était remise en cause, essentiellement par M. Cerrkünefoi, en raison de la nature beaucoup trop succincte de l’étude préalable de polychromie (faite par ma concurrente malheureuse M. Marronière). D’une manière plus insidieuse et indirectement formulée elle critiquait aussi la DRAC d’avoir choisi ma proposition (et ma personne).

M. Cerrkünefoi avait raison sur le premier point. Malgré les gros moyens déjà mis en œuvre, les travaux et études réalisés, beaucoup d’informations restaient à établir. On ne pouvait travailler sur un tel chef d’œuvre sans avoir épuisé toute la recherche ni connaitre très précisément sa nature matérielle et son état. J’étais plutôt de son avis, mais ce n’est pas le rôle d’une « entreprise » (moi en l’occurrence) que critiquer un appel d’offres et l’ « acheteur public » qui l’a lancé : c’est d’ailleurs le meilleur moyen de ne pas être pris !

Sur le deuxième point et son agressivité vis-à-vis de moi, il s’agissait évidemment d’un procès d’intention. Ce ne pouvait pas être une attaque directement sur ma personne, professionnellement reconnue, mais sur  ma soi-disant expérience limitée du monument, de mes connaissances succinctes sur sa polychromie et celles d’œuvres de la même époque, la composition de mon équipe…. Ses questions étaient humiliantes, du niveau de celles qu’on pose à des étudiants en fin de première année… Visiblement elle ignorait mon parcours professionnel depuis la fin de mes études.  Bref, elle m’était très hostile.

Je n’étais pas étonné, je ne connaissais que trop ses jugements à l’emporte-pièce. Elle était célèbre pour cela. Elle me prenait donc toujours pour son étudiant qu’elle pouvait rabrouer (j’avais 48 ans). Cela ne nous empêchait pas de nous tutoyer. On se tutoie toujours, d’ailleurs.

Ses critiques, son expérience et le soutien de R. Droit (l’historien de l’art le plus important de ce petit milieu) emportèrent la décision du comité, à savoir ne pas continuer les travaux sans avoir poussé au maximum l’étude de la polychromie. L’influent et subtil J.-R. Gabosourit fit comprendre à demi-mot à la Maitrise d’ouvrage contrariée (I. Papin), qu’il valait mieux se soumettre plutôt que risquer un conflit, voire un scandale. Tant pis pour le retard et le coût engendrés par cette étude intermédiaire.

Les travaux furent donc suspendus, un avenant fut rajouté au marché, uniquement pour cette étude de polychromie. Nous étions trois dans l’équipe que je constituai à cette occasion: deux restauratrices françaises, D. Faunières, M. Payre, et moi-même. J’aurais été bien incapable de réaliser cette étude seul. De plus, il est toujours constructif d’avoir plusieurs regards. La reprise des travaux se ferait à la fin de l’étude.

 

L’étude de polychromie, naissance d’une passion.

 

J’étais évidemment ravi ! J’avais d’abord craint que le « marché » ne soit cassé, puisque son déroulement était perturbé… mais on ne « casse » pas un marché (ni un restaurateur) comme cela. Il aurait d’abord fallu que l’administration le veuille, ce qui n’était pas le cas, et trouve des raisons valables, qu’elle n’avait pas. L’avenant suffisait.

De mon point de vue tout concourait pour rendre encore plus passionnante cette « mission » sur le chef-d’œuvre. Il ne s’agissait plus d’en faire seulement la restauration, mais d’aller au plus loin dans sa connaissance, au plus près de son intimité. De plus, rares sont les œuvres d’art aussi lointaines et prestigieuses dont on possède autant d’informations !

  1. L’historique et les conditions de sa création figurent dans de nombreuses sources manuscrites, surtout les comptes du duc de Bourgogne, conservés aux Archives départementales de la Côte d’Or. Cela concerne autant la commande proprement dite que les matériaux achetés (avec leur coût) et la rémunération des personnes impliquées (les artistes et leurs assistants, les ouvriers).

4 ème ligne : "vermeillon" ........  "inde fin"

5ème ligne :   "orpiment"..... 

8ème ligne : "vert de gris" ..... "blanc de puille" (blanc de plomb)

 

Une thèse sur le sujet était en cours par une universitaire allemande (R. Prochno), qui nous en a confié les premiers résultats (avant même sa soutenance). A cela s’ajoutait une étude documentaire exhaustive de l’historique du monument, faite par J. Kamitaine. Les archives concernant les interventions ou observations sur le Puits de Moïse ne manquaient pas, en fait à partir du début du XIXème siècle. La quantité des sources était extrêmement fournie et les informations qu’elles contenaient nous furent précieuses.

  1. Les longues observations faites in situ par notre équipe ont permis, par correspondance avec ces comptes, de déterminer la nature exacte de la polychromie originale ainsi que la compréhension de la mise en œuvre colorée, des plus complexes, préfigurant la merveilleuse technique des œuvres peintes flamandes du XVème siècle. Le peintre des sculptures, Jean Malouel, était d’ailleurs avant tout un peintre de panneaux (retables…) ou de surfaces murales.
  2. La poursuite des analyses scientifiques choisies en fonction de nos observations et toutes faites au LRMH a enfin permis d’établir indiscutablement la correspondance entre la nature des pigments encore sur place et celle mentionnée dans les comptes.

Nous pûmes ainsi établir précisément l’histoire matérielle du monument, en relation avec son état.

Cette étude se concrétisa par un rapport (texte, photos, dessins aquarellés) relatant les résultats de nos observations et déterminant de façon certaine le caractère original de la polychromie encore visible, même sous la crasse et les badigeons modernes.

Moïse, David, Jérémie

Cette reconstitution synthétise l’état de nos connaissances, malgré tout partielles. C’est ainsi que certaines zones à la couleur entièrement perdue (corniche, cartouches...) n’ont volontairement pas été reconstituées.

Deux articles furent écrits par la suite : l’un par mes deux collègues eut pour sujet la mise en œuvre de la peinture, l’autre par moi traita des pigments présents sur le Puits, avec la correspondance entre les noms anciens, leurs prix (figurant dans les comptes) et leur équivalent moderne, quand il y en a.

 

Les deux bleus, les pigments

 

Il est rare que de tels monuments n’aient pas été repeints, au moins partiellement : c’est sans doute la raison pour laquelle la superposition de deux bleus sur la robe de David fut  interprétée dans la première étude (celle avant les travaux) comme le repeint d’un bleu moderne sur le bleu original. On y voyait de l’outremer artificiel, dit « bleu Guimet », qui n’existe que depuis 1827, sur un autre bleu très employé au Moyen Âge, l’azurite, appelé alors azur d’Allemagne. Un petit tour du côté des publications sur les techniques picturales de l’époque m’apprit qu’on pouvait pratiquer au début du XVème siècle la superposition de ces deux bleus. En fait, directement sur l’azurite fut appliqué de l’outremer, naturel cette fois-ci (appelé azur d’Acre dans les comptes, ou simplement azur), afin de donner encore plus de profondeur et de richesse à la couleur.

Chose rare dans l’identification des pigments, les deux outremer, naturel et artificiel, sont de nature minéralogique identique et ne se distinguent pas à l’analyse, mais seulement à l’observation optique : taille des cristaux, répartition, contexte…

Robe de David ; Analyses et photos : LRMH

Pour corroborer une identification, les coupes minces sont d’une grande utilité : outre l’identification des éléments constitutifs, leur observation microscopique directe ou par analyse permet de déterminer encore plus précisément le pigment et même une partie de la mise en œuvre, à travers l’épaisseur de la couche colorée et son aspect, la morphologie des cristaux…

 

 

Ici, le bleu outremer naturel et l’azurite sont tellement entremêlés (sans couche intermédiaire et surtout sans couche de crasse ou d’altération) qu’ils ne peuvent être que contemporains. Cela coûta cher au duc de Bourgogne de fournir de l’outremer naturel comme couche finale de grandes surfaces, outremer obtenu à partir du si précieux lapis-lazuli extrait des mines des lointaines vallées d’Afghanistan et passé par Acre (actuellement en Israël), ville côtière alors très commerçante (d’où le nom ancien d’azur d’acre) … j’avais fait un rapide calcul à partir des comptes de 1400 et avais conclus que le prix de l’outremer, au poids, était équivalent à celui de l’or.

 

La mise en œuvre colorée

 

Précisément faite par mes deux collègues, M. Payre et D. Faunières, cette partie de l’étude permit d’établir précisément les différentes phases de la mise en couleur de la sculpture, une fois celle-ci terminée par Sluter. Cette mise en œuvre, très élaborée, a pu être traduite graphiquement par une mise en couleur aquarellée sur les dessins au trait réalisés par M. Chataignère. On peut constater que cette peinture est tout sauf de simples à-plats sur un matériau nu, mais le résultat de lentes et soigneuses opérations successives. La finesse des décors dorés ou peints est également remarquable. 

Etapes de la polychromie 

Reconstitution aquarellée, Daniel, Isaïe, Moïse

Photos et analyses LRMH

Un exemple : sur le surcot d’Isaïe le rouge vermillon (qu’on voit rouge sur le dessin aquarellé, mais noir sur la photo de détail) correspond aux  décors (cercles) brodés sur le tissu même du vêtement représenté. Il s’est altéré et est devenu noir petit à petit avec le temps (mais seulement en surface) par irradiation solaire, altération connue dès l’Antiquité, déjà mentionnée par Vitruve ! Et encore visible sur les peintures murales de Pompéi.

 

Reprise des travaux

 

L’étude était finie, le comité scientifique était satisfait, la Maîtrise d’ouvrage était impatiente de voir les travaux reprendre et décida en ce sens.  

Ces travaux reprirent au printemps 2001. Un nouveau comité scientifique se réunit au bout de quelques semaines pour constater l’avancement de l’opération. Tout semblait aller cette fois ci normalement sauf que…

…sauf que le conservateur des Monuments Historiques m’apporta un jour la copie d’un courrier incendiaire à mon égard, courrier que M. Cerrkünefoi avait écrit et envoyé aux autres membres du comité  sans m’en faire copie, évidemment. C’était un document mal rédigé, à la syntaxe bien malmenée, fait de notes prises à la va-vite.

C’était clair : elle reprenait les hostilités pour in fine tenter à nouveau à nouveau de faire casser le marché. Elle menaçait de quitter le comité scientifique (avec fracas évidemment).

Tant sur la forme que sur le fond, les erreurs contenues dans ce document étaient telles qu’il me fut facile de rédiger très rapidement un contre-document extrêmement détaillé et argumenté sur son incompétence vis-à-vis de ce dossier, et très dur vis-à-vis d’elle-même. Je lui envoyai ainsi qu’à la maîtrise d’ouvrage et à  tous les membres du comité.

Ambiance…

M. Cerrkünefoi n’eut pas le choix : elle démissionna sur le champ, sans scandale, et me laissa dès lors travailler en paix. Cette malheureuse histoire ne m’empêcha pas de continuer à l’estimer pour son enthousiasme, ses exigences, son enseignement…. Pour l’amélioration de la conservation-restauration des œuvres du patrimoine  indéniable son apport fut.

Mais ici, à Champmol, elle s’était trompée. 

Cette histoire ne fut pas sans conséquence humaine : personnalité influente, formatrice dans sa spécialité de tous les restaurateurs-trices de sculpture français, elle avait sa cour. C’est ainsi qu’elle transmit cette hostilité à mon égard à ses quelques groupies, qui me fuirent pendant de nombreuses années. Au moins jusqu’à la restauration du portail peint de la cathédrale de Senlis (2006-7).

Mais ceci est une autre histoire… que je raconterai sans doute plus tard.

Qu’on ne se méprenne pas ! Dans ce domaine de la conservation-restauration ces conflits sont rares et bien doux par rapport à ceux que la fureur du monde nous donne à voir quotidiennement. Ils illustrent cependant la diversité des opinions, des options prises…

A suivre : « Sérénité », quelques souvenirs, réflexions et photos à propos de la restauration du monument.

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Pour celles et ceux que le sujet intéresserait, voici une courte bibliographie :

  • Un remarquable opuscule dans la collection « Itinéraires » aux Editions du Patrimoine : « La chartreuse de Champmol et le Puits de Moïse », par S. Jugie, J. Kagan, M. Huynh.
  • Les articles sur les pigments (J. Delivré) et sur la mise en œuvre de la polychromie (D. Faunières, M. Payre) se trouvent dans « Couleur et Temps », actes des 12èmes journées d’études de la SFIIC (juin 2006), 29, rue de Paris 77420 Champ-sur-Marne.
  • R. Prochno , Die Kartause von Champmol, Akademie Verlag Gmbh, Berlin 2002
  • Revue Monumental, Chantiers/actualités 20042, Editions du Patrimoine, pp.26-45 : 8 articles des principaux intervenants résumant l’histoire du Puits de Moïse, de sa restauration comme celle de l’édicule et de son entourage.

 

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commentaires

L
Passionnant, comme toujours ! Merci Jean !
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