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6 décembre 2018 4 06 /12 /décembre /2018 17:55

De la couleur !  Ah quel bonheur !

 

 

Comme le pèlerin qui vient faire le tour du tombeau de saint Lazare, il faut d’abord monter sur la colline, celle sur laquelle se trouve la cathédrale qu'on voit de partout.

Dans la pentue rue des Bancs, juste avant d’arriver sur la petite place dominée par le grand édifice, on doit pénétrer dans la cour d’un vieil hôtel particulier, là où est indiqué « Musée Rolin ». Au fond et à droite de cette petite cour il faut alors gravir un escalier assez raide pour pénétrer dans le musée. Si vous êtes visiteur vous payez votre entrée pour pouvoir accéder aux salles. Si vous êtes restaurateur vous ne payez rien puisque vous vous rendez dans votre lieu de travail.

Dans la salle accueillant le public, prendre à gauche. On se faufile alors à travers les toutes petites salles d’archéologie remplies de marbres, de mosaïques et d’objets antiques de toutes sortes. Les conservateurs ont vraiment bien du mérite d’organiser la présentation de ce type de collections dans des espaces aussi exigus et qui n’ont jamais été faits pour ça.

Après vous être égaré une première fois, vous poursuivez votre chemin soit pour découvrir la suite des collections si vous êtes un visiteur, soit pour rêver et traîner si vous êtes restaurateur. Il faut alors passer par l’extérieur, mais de l’autre côté du bâtiment. En franchissant la porte qui permet de sortir on croit  se trouver bloqué car moins de deux mètres devant soi se trouve un haut mur tout nu, celui qui délimite l’ancienne prison.

Mais non, on peut poursuivre ! Ou à droite pour aller aux toilettes (pour le visiteur comme pour le restaurateur), ou à gauche en empruntant un escalier de quelques marches qui vous permet de descendre dans la cour intérieure d’un autre hôtel particulier.

Avant de vous installer sur un banc à l’ombre, sous le bel arbre planté au milieu de la cour, et de bavarder quelque peu si vous êtes avec des amis ou en famille (ou de contempler en silence ce bel endroit si vous êtes restaurateur) vous passez d’abord sous le buste en bronze de Jacques-Gabriel Bulliot (1817-1902), négociant en vin.

Que Bulliot ait été en rapport avec la viticulture, personne ou presque ne le sait. On connait surtout l’individu comme célèbre érudit et membre de la Société Eduenne des lettres, sciences et arts constituée à Autun en 1836. Son principal mérite est d’avoir découvert le site gaulois de Bibracte qu'il localisa au Mont Beuvray (Saône-et-Loire), ce qui n’est pas rien.

Il est connu aussi pour la dénomination d’une célèbre sculpture, une Vierge à l’Enfant que tout le monde appelle « Vierge Bulliot », et qui se trouve dans le parcours du musée.

Mais vous êtes venu pour visiter ou pour travailler, c’est selon, et non pour vous prélasser sous le regard bienveillant de Bulliot.

Il faut donc repartir et, si l’on veut suivre correctement  le circuit de visite, passer par les salles médiévales consacrées à la cathédrale auxquelles on accède directement par la cour. On y verra évidemment la fascinante, ondulante et mystérieuse Eve, qu’on attribue par des tours de passe-passe d’histoire de l’art au fameux Gislebertus qui aurait fait ou plutôt aurait fait faire le tympan sculpté de la façade ouest.

 

Après avoir médité sur Eve, la pomme, le diable et le pauvre Adam (qui faisait le pendant à Eve mais dont la sculpture est perdue depuis bien longtemps), le visiteur ressort dans la cour. Puis, s’il veut voir les chefs d’œuvre du haut, il doit passer par une autre porte qui donne d’abord sur des salles d’expositions temporaires remplies d’œuvres d’art contemporain au goût parfois douteux. Le restaurateur, lui, qui a fini par se décider à aller travailler, évite le goût douteux car il connaît l’escalier interdit au public ce qui lui permet d’aller directement aux niveaux supérieurs.

Encore quelques dédales à travers de petites ou moyennes salles, puis quelques escaliers droits ou en colimaçon, le visiteur arrive enfin dans la pièce où se trouvent deux autres œuvres emblématiques du musée en plus d’Eve : la Nativité du Maître de Moulins

 

 

et la Vierge Bulliot, sur laquelle le restaurateur s’est enfin mis au travail avec son scalpel et sa loupe binoculaire.

Cela fait plusieurs années que le restaurateur travaille en petits pointillés sur cette Vierge, suivant la fluctuation des budgets municipaux, avec souvent d’assez longs arrêts. Après en avoir fait l’étude matérielle puis l’étude de sa précieuse polychromie avec le non moins précieux concours du C2RMF (Centre de Recherche et de Restauration des Musées de France) pour les analyses, on lui a demandé d’en faire la restauration. Il faut dire qu'elle est bien sale, et peu à son avantage.

Internet n’existait pas au début de la restauration. Les informations sur l’historique de la sculpture se trouvaient dans le dossier d’œuvre, non dans Wikipedia. Mais désormais on peut y lire :

Cette Vierge à l’Enfant, en pierre calcaire polychromée, provient de l’église autunoise Notre-Dame du Châtel. Elle pourrait avoir orné l’autel de la chapelle Saint-Sébastien, édifiée en 1428 par Nicolas Rolin (1376-1462), chancelier de Bourgogne. Épargnée lors de la démolition de l’édifice en 1793, elle est déplacée à plusieurs reprises avant d’échoir, dans la seconde moitié du XIXe siècle, à Jacques-Gabriel Bulliot (1817-1902), membre de la société Éduenne. En 1954, cette société savante, l’une des plus anciennes de France, la cède au musée Rolin où elle est exposée depuis. Attribuée à Claus de Werve (connu entre 1396 et 1439), neveu du sculpteur Claus Sluter (vers 1350-1406), ou à un artiste de son entourage, la Vierge d’Autun porte l’Enfant emmailloté dans ses bras. Cette figuration de l’Enfant en nouveau-né est un exemple unique dans la sculpture…

 
…La restauration, conduite dans les années 1990, a permis de distinguer les couleurs de la couche picturale originale des repeints des XVIIIe et XIXe siècles. Ces derniers ont été en partie retirés afin de donner à cette œuvre du patrimoine bourguignon un état plus proche de son aspect original. Le tissu dans lequel l’Enfant est emmailloté, qui avait été repeint en bleu au XVIIIe siècle, a ainsi retrouvé sa teinte rouge d’origine. Les carnations ont retrouvé leur teinte rose pâle, les vêtements leurs riches broderies et leurs décors dorés.

 

Le restaurateur qui a fait la restauration confirme tout ceci, même si l’attribution à Claus de Werve n’est qu’une attribution, mais faite cette-fois ci sur des critères stylistiques et historiques sérieux (bien plus que pour l’Eve de la cathédrale).

 

On pourrait rajouter que la pierre provient de la carrière d’Asnières-lès-Dijon, à 10 km environ au nord de Dijon. Afin de s’en assurer, le restaurateur auteur de ces lignes s’y rendit assez vite (c’était au début de l’étude, en 1994) et prit rendez-vous avec le propriétaire, car la carrière se trouve sur un terrain privé. Le moyen le plus rapide pour la mission était de passer par la grande demeure moderne construite au milieu de la forêt, de prendre l’ascenseur non pour monter mais pour descendre dans la carrière souterraine. C'était bien plus facile d’accès ainsi que par son ouverture à l’air libre de l’autre côté de la petite colline. La carrière, inexploitée depuis plusieurs décennies, avait été réaménagée en piscine… ça faisait décor de film à la James Bond.

Le restaurateur fit des prélèvements sur une paroi directement dans la roche (au début de la carrière et non au fond, dont l’exploitation était évidemment plus récente), et les emmena avec un microscopique échantillon de la pierre de la sculpture de la Vierge au Laboratoire de Recherche des Monuments Historiques pour comparaison. La très aimable et grande spécialiste de la question Annie Blanc savait déterminer au premier coup de microscope la provenance d’un échantillon de toutes les carrières françaises, et même plus. Elle confirma sans peine la provenance.

 

L’identification de la pierre d’Asnières-lès-Dijon avait été facile, la compréhension de la polychromie originale de la sculpture l’était aussi.

 

Commandée par le chancelier Rolin, personnage le plus puissant et le plus riche après le duc de Bourgogne, la Vierge avait été recouverte de la plus riche et de la plus fine des polychromies. Les archives (surtout les comptes) nous apprennent que dès la première moitié du XVème siècle les plus grands peintres ne réalisaient pas seulement la peinture des panneaux d’autels ou autres, de murs... mais qu’ils œuvraient aussi sur les sculptures. Il leur arrivait même parfois de les restaurer quand cela devenait nécessaire.

Il était donc naturel de retrouver sur une telle sculpture la complexité d’une mise en œuvre picturale très soignée avec la succession des sous-couches préparatoires, l’utilisation très contrôlée de la feuille d’or et de l’or à la coquille, la finesse de la peinture des carnations, les très fins décors en bordure des vêtements

 

L’usure de la peinture rend parfois la compréhension difficile : on utilise alors la loupe binoculaire, puis on reporte ses observations sur des  dessins aquarellés, documents de travail permettant une synthèse visuelle directement compréhensible (tout en réalisant le plus souvent un tableau stratigraphique comme un archéologue). Pour une œuvre importante comme celle-ci, on fait également des prélèvements très choisis permettant en laboratoire de visualiser la stratigraphie des couches successives et d’en analyser les constituants. Il est alors possible de conclure sur la présence de tel ou tel pigment, en concordance ou non avec les matériaux et techniques employés à l’époque, qu'on connait assez bien. 

 

 

 

Sur la robe de la Vierge un œil averti perçoit immédiatement la présence de brocarts appliqués, imitant la richesse du tissu.

Cette  robe fut malheureusement recouverte (sans doute au début du XIXème siècle) d’une couche uniformément rouge, cachant l’extrême délicatesse des décors peints sur les brocarts (avec sur la photo un rectangle grand comme deux pouces de dégagement de la polychromie originale).

 

 

En plus du bleu sur le tissu habillant l'Enfant on avait repeint d’une couche blanche le revers du manteau figurant des peaux d’hermine cousues, avec la queue noire de la fourrure à chaque pièce (ce qui indique, après bref calcul et extrapolation qu’il aurait fallu occire environ 200 pauvres petites bêtes  pour servir de doublure à ce manteau). Ces queues n’avaient pas la forme qu’on leur a données plus tard surtout dans l’héraldique, elles étaient simplement stylisées sous forme de losanges très finement sculptés puis peints en noir.

 

 

L’étude permit de voir aussi de nombreuses reconstitutions en plâtre de plis cassés du manteau, peu visibles sous la crasse et réalisés eux aussi dans le courant du XIXème siècle, sans doute pendant la campagne de nouvelle polychromie décrite ci-dessus. 

 

Si la polychromie d’origine était complexe, la restauration de l’œuvre était relativement simple, tout en étant très longue et assez délicate : nettoyage, reprise des reconstitutions des plis, retouche de ces zones modernes (par couches successives d’aquarelle) avec mise en couleur au ton environnant tout en restant visible pour l’œil averti.

Enfin il fut décidé plus tard de faire un « dégagement » (au scalpel sous loupe binoculaire) du bleu du tissu habillant l'Enfant, du repeint blanc de l’hermine, mais non du rouge de la robe, cette opération s’avérant extrêmement coûteuse.

J’étais assez fier d’avoir à travailler sur une telle œuvre, célèbre à juste titre, et dont on pouvait voir des moulages un peu partout, du musée des monuments français jusque dans l’église d’Anost, petite bourgade du Morvan d’où était originaire la nourrice de Francis Poulenc (ce qui n’a rien à voir avec le sujet de cet article).

C’est l’œuvre aussi qui avait été choisie pour expliquer exhaustivement la technique du moulage à « bon creux » (à pièces) dans un ouvrage de référence sur la méthode et le vocabulaire de la sculpture.

Ou encore celle en couverture d’un ouvrage de référence sur l’art gothique, dans la célèbre collection Mazenod, mais avec une photo avant restauration, car comme on a vu, le voile de la Vierge est blanc !

 

 

Je mettais en pratique ce que j’avais appris avec enthousiasme quelques années auparavant pendant ma formation : une restauration fondamentale exploitant la compréhension des techniques anciennes (mais aussi modernes) de mise en couleur et leurs capacités expressives, que ce soit sur panneaux ou sur sculptures.

 

Depuis le début de mon activité j’avais surtout restauré des sculptures « nues », c’est-à-dire non recouvertes de peinture, et me sentais cantonné dans ce domaine.

Comme dans tout milieu, les étiquettes sont vite collées aux individus, je n’y avais pas échappé. J’avais longuement pratiqué la taille et la sculpture avant la reprise de mes études à 29 ans, et étais catalogué comme moins intéressé par la couleur. Il est vrai j’étais naturellement moins que d'autres connaisseur de peinture au début de ces études de restaurateur. 

Ce catalogage malheureux se renforça  lorsque je m’investis dans le laser (voir article précédent), ce qui  pouvait faire croire que je ne m’intéressais qu’aux techniques de nettoyage de la pierre. 

Ce furent de très longues heures passées en solitaire en compagnie de cette merveilleuse petite sculpture, à l'attitude si douce et de si grandes qualités artistiques. La région est belle, le personnel du musée était bienveillant et accueillant, la musique qui m’accompagnait presque en permanence me permettait de passer de longues journées de travail sans trop de tristesse.

 

I am a poor lonesome restaurateur and a long way from home…

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