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23 janvier 2019 3 23 /01 /janvier /2019 15:34

 

1998 Beyrouth – La restauration du sarcophage d’Ahiram et un chat du même nom

J’ai oublié la plupart des noms, mais le souvenir des visages, des lieux, de mes émotions, reste intact.

Ma première mission ne  dura que quelques jours, . Une exposition sur le Liban était prévue  à la fin de l’année 1998 à l’Institut du Monde Arabe, le choix des œuvres avait été fait en amont par un comité scientifique franco-libanais. Mais dans quel état étaient ces œuvres ? Pouvaient elles voyager jusqu’à Paris, au besoin devaient elles être restaurées  pour le transport et l’exposition ? Pour certaines d'entre elles le Liban n’avait toujours de spécialiste pour répondre à ces questions.

Sollicité par le C2RMF (précisément par B. Bourgeois, en charge de l’archéologie) je débarquai donc un jour à Beyrouth, où, tel un VIP, on me balada d’abord sur les sites archéologiques de Tyr et Saïda, puis enfin au musée national pour observations de quelques pièces, dont le fameux sarcophage d’Ahiram.

 

Quelle était la situation politique et militaire du moment ? La guerre était-elle vraiment finie ? Cela faisait plus de huit ans que globalement les armes s’étaient tues. Je voyais pourtant partout sur les routes des soldats et des véhicules blindés, ne distinguant pas à quelle faction, quelle armée ils appartenaient. Je savais qu’il y avait là des palestiniens, le Hezbollah, l’armée syrienne, l’armée libanaise, sans doute encore des milices à droite à gauche.

Comme au Cambodge trois ans auparavant je n’avais pas à me soucier de ces choses-là : ma mission était précise, mes déplacements organisés. Beaucoup d’objets (en pierre ou non) devaient venir à Paris pour cette importante exposition : politiquement, ses organisateurs voulaient ainsi montrer le retour à la paix de ce pays tellement meurtri en exposant son dynamisme et sa richesse culturelle. C’était en quelque sorte l’aboutissement de plusieurs années de travail acharné de la part des libanais pour faire revivre leur pays et sa culture. La restauration du musée national et de ses collections qui avaient tant souffert du conflit en était un signe majeur.

Une pièce se distinguait dans ma liste : le sarcophage d’Ahiram, roi phénicien ayant vécu vers 1000 av. J.-C., conservé au musée national à Beyrouth.

Exhumé en 1922 de la nécropole royale de l'antique et fameuse Byblos (l'actuelle JBeil, francisé par les croisés en Gibelet ! ) ce sarcophage en pierre calcaire était devenu une œuvre emblématique pour le pays, principalement en raison de l’inscription gravée  sur un petit côté de la cuve et sur le grand côté du couvercle.

Cette inscription  utilise 21 des 22 caractères de l'alphabet phénicien. C’est un des exemples les plus anciens quasi-complet de cet alphabet, père de l'alphabet grec et prototype de tous les alphabets actuels.

Le texte phénicien, qui débute sur le petit côté droit de la cuve et continue sur le couvercle, au-dessus de la scène principale, se lit de droite à gauche comme suit :

- Sur la cuve, l’identification : Sarcophage qu'a fait Ithobaal, fils d'Ahiram, roi de Gbl, pour Ahiram, son père, comme sa demeure dans l'éternité.

- Sur le couvercle, l’imprécation : Et si un roi parmi les rois, gouverneurs parmi les gouverneurs, dresse le camp contre Gbl et déplace ce sarcophage, le sceptre de son pouvoir sera brisé, le trône de sa royauté se renversera et la paix régnera sur Gbl. Quant à lui, sa mémoire sera effacée de la bouche de l'Au-delà

 

On sait que ce genre d’imprécation était assez courant dans l’Antiquité mais n’empêchait  guère les pilleurs de piller, plus attirés par le gain du pillage qu’inquiets de la tournure des événements avant comme après leur mort. Mais tout de même, gare à moi ! Je n’étais ni roi ni gouverneur, ni pilleur, mais j’avais à faire déplacer ce sarcophage.

Concernant l’état du sarcophage, j’avais immédiatement  constaté que la cuve avait une cassure oblique qui parcourait deux de ses faces. Était-ce lié à la violence exercée par les voleurs au moment du pillage des tombes ou bien lors de l’extraction moderne hors du tombeau ?

Le sarcophage avait été trouvé par les pilleurs avec son couvercle encore sur la cuve. Ils l’avaient légèrement déplacé de sorte qu’on puisse se saisir des trésors que la cuve contenait (outre le corps du roi…). On avait donc beaucoup forcé sur la paroi, épaisse de 10 centimètres.

La découverte de la nécropole eut lieu le 16 février 1922, celle de la tombe de Toutankhamon et de ses trésors inestimables le 4 novembre de la même année. On comprend que  la découverte archéologique libanaise fut rapidement éclipsée par l’égyptienne.

Je fis mon rapport en préconisant, vu son état, de ne pas laisser voyager ce sarcophage à Paris, sauf à envisager une opération relativement lourde de consolidation et un transport extrêmement délicat donc très coûteux.

Mais « Les Autorités », elles, entendaient bien le faire transporter et l’exposer à Paris, quel qu’en soit le coût ! Le sarcophage avait (et a encore) une importance capitale aux yeux des libanais. Cette exceptionnelle inscription utilisant pour la première fois aussi distinctement l’alphabet phonétique avait été créée sur leur sol, d’où leur fierté.

On me demanda donc de faire la consolidation structurelle nécessaire. J’aurais aussi à effectuer l’analyse technique des offres concurrentielles qui seraient proposées par des transporteurs spécialisés, puis du suivi des opérations de manutention.

Il s’agissait enfin d’effectuer les travaux .habituels de restauration, tels un nettoyage et les observations d’usage concernant sa polychromie (j’en avais décelé des traces à la loupe frontale).

La restauration

Ma mission de diagnostic était finie. Quelques semaines plus tard commençait l’aventure de la restauration du sarcophage.

Me voilà reparti pour Beyrouth pour consolider cet objet bien massif, après avoir consolidé à Paris mes connaissances sur la Phénicie ancienne, la naissance de l’écriture alphabétique… Mon devis avait été accepté, qui comportait une phase complémentaire d’étude sur l’histoire matérielle de l’œuvre depuis sa création il y a 30 siècles : la nature de la pierre et son état, les techniques de façonnage antique, l’authenticité des traces de couleur. Je pouvais ainsi consacrer de longs moments à affiner mes connaissances sur l’objet, avant d’entamer la phase purement technique de traitement.

Quelle façade imposante, impressionnante, que celle du Musée National ! Je connaissais déjà les lieux, visités lors de ma première mission. Mais savoir que j’allais y travailler de nombreuses journées, m’en imprégner petit à petit, côtoyer longuement les personnes qui y travaillaient, étudier et restaurer l’œuvre si importante qui m’était confiée, tout cela m’impressionnait encore plus. Et m’excitait…

Couché comme Ahiram

Un jour au travail, alors que le musée était fermé, il me vint une idée plutôt loufoque, à la limite du sacrilège : ça fait quoi de se trouver allongé dans un sarcophage, non pas mort et entouré de bandelettes à coté de multiples objets indispensables pour l’au-delà, mais bien vivant ? Aucun membre du personnel ne traversait alors le musée. Le sarcophage lui-même, s’il était en plein milieu des imposantes salles du rez-de-Chaussée, était malgré tout abrité du regard par des paravents qui en faisait le tour. Mais de quel côté devais-je me coucher, pour être dans la situation du roi Ahiram ? J’optais sans conviction de mettre la tête du côté de la petite face où se trouve le début de l’inscription. Puis, en cas d'erreur, je me couchai (toujours sur le dos) dans l'autre sens. 

Assez ri, il fallait aussi travailler.

On connaissait donc les circonstances de la découverte, on avait des photos du transport de Jbeil-Byblos à Beyrouth. Rien dans les archives du musée ne mentionnait d'événement particulier lié à l’histoire de l’œuvre.  

L’origine de la pierre

Aucun travail d’identification scientifique n’avait été fait quant à l’origine de la pierre du sarcophage. On savait bien qu’une carrière antique se trouvait dans la montagne du Liban, à Tartij, à 30 km environ à l’est de Jbeil/Byblos. On se doutait depuis toujours que les sarcophages de la Nécropole en provenaient, quoique l’hypothèse de blocs arrivant d’on ne sait où par la côte n’était pas à exclure.

Je vis un prélèvement dans l’intérieur de la cuve (quelques grammes) et l’apportai à Annie Blanc, exceptionnelle connaisseuse des pierres calcaires  au Centre de Recherche des Monuments Historiques, qui m’avait déjà identifié la pierre de la Vierge Bulliot. Elle connaissait cette carrière ! Elle l’avait étudiée géologiquement et put ainsi me suggérer fortement que mon prélèvement en provenait. A ses yeux de scientifique, la similitude était évidente.

Lors de mon séjour suivant au Liban, je parlai de cette recherche à la conservation du musée et de mon souhait de me rendre à cette carrière : était-ce loin ? sûr ? Luxe inattendu, on mit spontanément à ma disposition voiture et chauffeur... … qui s’avéra être fort sympathique d’autant plus qu’il avait un cousin tenant un restaurant quelque part dans la montagne où on pourrait s’arrêter pour déjeuner au retour. Ce qu’on fit évidemment. Le cousin me proposa d’abord une chambre pour ma femme et moi si l’idée me prenait de revenir pour des vacances dans ce merveilleux pays, puis nous servit à déjeuner. Le repas fut fantastique, accompagné d’autant de verres d’arak que de mezzés. Le chauffeur allait sûrement zigzaguer sur le chemin du retour, je priais avec ferveur les dieux phéniciens que ses zigzags correspondent à ceux de la route, si nombreux pour la descente vers la mer.

 

L’intervention

Revenu au travail au musée, je continuai le travail classique d’examen du processus technique d’origine : traces d’outil antiques, façonnage et finition, qui montraient des capacités plutôt moyennes d’exécution (surtout en rapport avec les réalisations égyptiennes, qui n’étaient pas si loin en distance). L’analyse des prélèvements faits dans la carrière avaient depuis confirmé leur similitude avec celle de la pierre du sarcophage, pierre calcaire commune au grain moyen.

Les quelques traces de  polychromie étaient évidemment antiques : leur analyse scientifique le montra, mais aussi le bon sens : qui depuis la création du sarcophage vers l’an -1000 jusqu’en 1922 se serait amusé au fond d’une tombe à mettre quelques millimètres carrés de bleu au cuivre ou d’ocre jaune dans les fonds sculptés… Les tombeaux, espaces creusés dans la roche seulement accessibles par de profonds puits verticaux, avaient été comblés naturellement dès l’antiquité.

Quant à l’état général du sarcophage, il était bon, si l’on excepte la grande cassure oblique de la cuve et malheureusement la perte quasi-totale de la polychromie d’origine, qui pouvait avoir recouvert intégralement la pierre.

Le traitement fut assez long, mais simple : nettoyage de l’épiderme de la pierre sous loupe frontale à la fine brosse de nylon et à l’eau claire, concomitamment avec le refixage des traces de polychromie, puis  injection de résine de consolidation (époxy, à la fluidité choisie) dans la fissure par l’intérieur de la cuve ; enfin pose d’agrafes en inox en remplacement des vieilles agrafes en fer datant très certainement de la découverte de 1922. Le sarcophage pouvait alors partir, non sans quelque appréhension de ma part, dans la mesure où c’était moi qui avait permis par mon expertise et mes travaux le transport de ce joyau national à Paris malgré son état. Je n’avais plus qu’à espérer que ma restauration était suffisante et  que mes préconisations draconiennes vis-à-vis du bâti métallique de transport (avec vérins spéciaux et adaptés) avaient été correctement appliquées par le transporteur (Société Bovis)

Les gens

Avec la conservation les rapports furent toujours cordiaux, mais un peu lointains. Le Directeur des Antiquités du Liban passait bien de temps en temps, mais nos petites réunions d’information étaient surtout formelles. La confiance était totale.

Un atelier de restauration existait au musée national, avec à sa tête une restauratrice formée en France. En raison des dégâts subis par les collections pendant la guerre, cet atelier était plus équipé et le personnel plus formé pour le traitement des milliers de petits objets archéologiques que pour le traitement de certaines grandes œuvres en pierre.  C’est là que j’ai rencontré ces trois restauratrices qui m’ont permis par leur chaleureux accueil d’adoucir un peu la nostalgie des miens.

La plus âgée, mais encore bien jeune (entre 35 et 40 ans), chef de l’atelier, avait fait ses études en France, à Paris IV. Même si de mon côté j’avais suivi une autre filière, nous avions donc des connaissances communes, des réflexes communs, une méthodologie éprouvée commune. Cela m’arrangeait bien.

La suivante en âge (peut-être 30 ans), plus technicienne, avait grandement participé à la remise en valeur des œuvres pondéreuses en pierre laissées sur place pendant la guerre civile, mais très bien abritées des balles et obus sous des sarcophages en béton. Elle avait un grand sens pratique, était curieuse de tout.

La plus jeune était fort jolie, d’après mes souvenirs, même si paradoxalement je me souviens moins bien de son visage que des deux autres. Je crois me rappeler qu’elle envisageait de venir en France où elle avait de la famille, comme tant de libanais (surtout dans la communauté maronite).

C’était un bonheur pour moi de venir travailler au musée, sachant que j’en croiserais vraisemblablement une durant ma journée, qui me proposerait évidemment d’aller prendre le thé dans leur local… Car en ce qui me concerne, je travaillais en solitaire jour après jour, en plein milieu des salles, au milieu de la foule des visiteurs, même si j’étais protégé des  regards par de grands paravents.

Bref, j’étais seul (et un peu triste) du soir au matin à l’hôtel Alexandre, mais choyé du matin au soir au musée.

Je fus invité un soir chez la responsable de l’atelier, à son domicile, avec les deux autres restauratrices : grand repas comme on sait faire là-bas, très sympathique, avec en fin de soirée quelques petites bouffées de narguilé… que je refusais poliment, j’avais arrêté de fumer quelque temps auparavant. Elles étaient de leur côté visiblement habituées !  Délicieux souvenir que ce moment, plein de gentillesse et de rires. C’était dans les grands immeubles assez bourgeois non loin de la corniche donnant sur la mer (vers la rue Paris). J’étais surpris de cette facilité de contact entre moi, homme plus âgé, européen, et elles bien plus jeunes et jouissant d’une assez grande liberté individuelle. Je possédais évidemment des idées préconçues sur la féminité orientale, comment y échapper ? Quelques jours plus tard, avec l’une d’entre elles (laquelle ?) nous avons parlé un peu plus confidentiellement : elles étaient issues de trois confessions différentes (au Liban ce n’est guère étonnant), l’une maronite, l’autre druze, la troisième sunnite. Elles étaient fières de leur entente professionnelle et du respect mutuel qui les habitaient.

 

Comme un chef d’état

Comble de précautions, le vol de l’avion transportant le sarcophage vers Paris ne fut pas  habituel : afin de ne pas créer de pressions sur les parois de la cuve par un angle de décollage trop élevé, celui-ci fut diminué, ce qui modifia quelque temps les plans de vols du trafic habituel passager, cela pour assurer à ce trésor national la plus grande des sécurités.

Arrivé à Paris quelques jours avant le reste des œuvres de l’exposition, le sarcophage trôna seul dans ces grands espaces modernes, vision surréaliste pour moi qui avait vu à Byblos la tombe où il était resté 30 siècles.

Et le gros chat, dans tout ça ?

Pendant l’un de mes séjours au Liban, ma fille aînée alors adolescente ramena d’autorité un chaton à la maison. La famille l’appela naturellement Ahiram, sans trop me demander mon avis !  Mais on savait que j’aimais le nom de ce roitelet phénicien lié à une de mes belles aventures professionnelles. Ce fut donc aussi le nom d’un chat bien dorloté, en dépit de ses exigences parfois rudes et de son intelligence plutôt faible.

 

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