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1 novembre 2018 4 01 /11 /novembre /2018 14:46

1993  Un conservateur de musée en pyjama

 

Souvent  je me suis levé de très bonne heure.

On se lève tôt quand on est petit scout pendant les camps et enfant de chœur fils de militaire, quand on est employé d’usine ou chauffeur-livreur dans le Paris du petit matin, ou encore quand on est  tailleur de pierre pour profiter de la lumière du jour, encore plus en hiver qu'en été. 

On se lève tôt aussi quand on est restaurateur pour éviter les bouchons parisiens au départ d'une longue route quand on va travailler en « province ».

Je n’étais pas parti de chez moi ce matin-là car j’avais dormi à l’hôtel, dans le centre-ville de Lille. J’y étais depuis plusieurs jours pour des restaurations au musée des Beaux-Arts. On était pourtant samedi, mais j’étais resté sur place. Quelques heures de travail me restaient à faire, je ne souhaitais pas reprendre la route la semaine suivante pour un bref aller-retour Paris-Lille. Cela me permettrait de rester un jour tranquille en semaine à la maison, pour la famille, l’administration ou la rédaction des rapports.

Le musée était désormais fermé en permanence, en raison de sa complète rénovation,  et personne n’y travaillait le weekend. Mais le conservateur, A. Brugnon de la Vergée, m’avait permis l’accès aux salles, à ma grande surprise. Il suffisait simplement que je me présente à l’entrée de la conservation. Lui-même viendrait m’ouvrir à partir de 8 heures. Il s’en chargerait puisque son logement de fonction se trouvait juste au-dessus de l’entrée.

 

A  8 heures précises je me présentais à la porte et sonnais : à mon étonnement amusé je vis A. Brugnon de la Vergée en pyjama, flanqué de son fils aîné (d’une dizaine d’années) lui aussi en pyjama. Ils avaient des pyjamas à larges carreaux, plutôt dans les bleus-gris. On se souvient de ces choses-là.

Le musée était donc fermé, mais les collections étaient encore dans le bâtiment avant d’être transférées dans des réserves temporaires le temps des travaux.

C’est ainsi que pour arriver à la sculpture que j’étais en train de restaurer nous avons traversé de grandes et nombreuses salles, lui en pyjama et en toute simplicité, son fils de même et moi tout habillé. On passait devant toutes sortes d’œuvres emballées ou prêtes à l’être, ou encore devant des tableaux sur chevalets en cours de restauration, pour des bichonnages ou des contrôles avant emballage. Le fis du conservateur, très vif, ne s’était pas gêné pour emprunter un plateau à roulettes de transporteur/déménageur, s’en servir de skate-board et foncer entre un Goya et un Corot, pour s’arrêter pile (car il était adroit) au pied d’un grand Van Dyck.

Cet homme de très bonne famille, qui ne se formalisait donc pas de son apparence, se préoccupait aussi du moral des restaurateurs. Il m’avait ainsi gentiment invité un soir à sa table avec son prédécesseur à la tête du musée, A. Les Halles, qui était de passage avec sa femme. Je n’étais pas fâché de sortir de ma routine solitaire des soirées lilloises. Un peu maladroitement il avait commenté ma présence en disant à ses autres invités qu’il fallait « prendre soin » des restaurateurs, ceci  sur un ton légèrement condescendant, comme s’il s’agissait du «petit personnel » qu’on invite à sa table le temps d’une soirée, histoire de le récompenser de ses bons et loyaux services. La conversation n’était guère intéressante pour moi, car, comme pour les vicomtes qui ne parlent entre eux que d’histoires de vicomtes, la conversation ne traitait guère que des histoires de conservateur.

 

C’était aussi le roi de l’entourloupe, disant avec une grande facilité noir à l’un et blanc à l’autre, ce qui était évidemment source de gros malentendus et m’a valu quelques inimitiés tenaces de la part de  quelques consœurs qui n’avaient pas compris l’ambiguïté du personnage.

 

Mais il avait sauté du lit et n’avait pas pris le temps de s’habiller pour me permettre de travailler au plus vite un samedi matin. Je lui en suis donc encore très reconnaissant.

 

 

Dans ce musée j’aurai restauré 51 sculptures de 1990 à 1998, datant du 14ème au 19ème siècle. J’aurai vu de près ce que des artistes locaux ou nationaux avaient mis de meilleur chez eux pour faire du beau, du savant, du dévot ou du moral (ou tout à la fois). Parmi ces œuvres il y avait entre autres un Bonaparte et une Jeanne d’Arc, un chanteur arabe, le P’tit Quinquin, un hermaphrodite, deux Vierges à l’enfant, plusieurs anges ou encore un Hérode dans le magnifique relief de Donatello.

 

Ces œuvres avaient traversé le temps, parfois dans des conditions difficiles. Pour certaines d’entre elles, reléguées longtemps dans les sous-sols (car on ne jette pas dans les musées), elles avaient souffert d’une brusque montée des eaux de la Deûle, dont on savait pourtant qu’elle pouvait inonder les caves en cas de légère crue. D’où l’aspect étonnant de certaines œuvres, comme  « La France » de David d’Angers, qui avait eu la tête partiellement sous l’eau. Ce relief en plâtre avait été posé dans cette cave à l’envers et verticalement à même le sol. En plus de quelques éclats on voyait l’action de l’eau et son niveau au plus fort de la crue : elle avait dissous complètement sur cette zone la saleté accumulée au cours du temps. Elle avait aussi dissous quelques fractions de millimètre du plâtre, malheureusement. Si cette altération irréversible était visible de près elle n'était pas assez forte pour que cela soit gênant de loin (après restauration la frontière est encore légèrement visible au dessus de l'épaule gauche).

 

 

 

Je connais bien l’autoroute A1 : dans les années 1990 tous les musées du Nord ou presque étaient en rénovation. C’est ainsi que je passai de très longs moments à Cambrai, Douai, Lille puis Valenciennes, Roubaix... La rénovation des bâtiments entraînait le déplacement des collections. Les lieux d’accueil temporaires correspondaient aux capacités et au niveau d’investissement de la municipalité concernée. A Lille les œuvres en transit allaient être stockées dans les grands hangars des services techniques, ou dans d’autres musées ayant encore un peu de place comme le musée de l’Hospice Comtesse.

 

Mais la ville de Valenciennes n’avait pas les moyens de celle de Lille, loin de là ! Le seul endroit que la ville avait trouvé était un parking souterrain désaffecté au milieu d’une cité. Pour certains matériaux constitutifs d’œuvres d’art comme les matériaux minéraux, ce n’est pas tant le taux d’humidité qui est néfaste que les variations de ce taux. Mais ce n’est pas évidemment pas le cas pour les matériaux organiques présents majoritairement dans les toiles, les panneaux peints, les textiles ou le mobilier.... surtout quand cette humidité est confinée.

Pour atténuer ces désagréments climatiques les services techniques municipaux avaient entouré la zone du deuxième sous-sol réservée aux collections par de grands films plastique verticaux. Ils étaient colmatés au niveau du sol et du plafond, avec installation d’une climatisation déhumidificatrice pour stabiliser le climat dans cette bulle. Ce qui devait arriver arriva, la climatisation tomba en panne sans que l’on s’en aperçoive immédiatement : en quelques jours une bonne partie des œuvres commença à être recouverte de moisissures.

On n’imagine pas toujours le passé parfois difficile d'une œuvre d’art, quand on la voit sous un bel éclairage, accrochée proprette à sa cimaise ou posée sur un socle repeint dans un musée rénové.

 

Je n’étais pas concerné : les sculptures en marbre que je devais nettoyer n’étaient pas dans la bulle, mais avaient été placées en dehors, toujours au deuxième sous-sol, dans une partie mal éclairée et assez glauque. La cahute du gardien, maître-chien,  n’était pas loin, et la niche du chien plus près encore.

Ce dernier, mal élevé, avait choisi comme urinoir un endroit non loin d’une grande sculpture en marbre que je devais nettoyer ; l’œuvre était restée sur deux chevrons de bois, à même le sol. Elle n'était pas déplaçable, le trans-palette était parti avec les transporteurs. 

Toutes les mauvaises conditions étaient réunies : une humidité bien froide (on était en hiver), une odeur nauséabonde, le travail à même le sol, parfois couché sur le dos sur des cartons pour accéder aux fonds de la partie basse de la sculpture. La restauration n’était qu’un nettoyage de surface légèrement encrassée, sur un marbre en bon état. Le contexte ne permettait pas d’utiliser une autre technique que l’application d’un produit adéquat, avec frottement à la brosse à dent et rinçage à l’eau déminéralisée (dont il fallait gérer la récupération).

Mauvais souvenir.

 

J’avais toujours autant de travail, qui se déroulait la plupart du temps dans des conditions bien meilleures qu’à Valenciennes. C’était ainsi pour les musées de Cambrai (42 œuvres restaurées sur 7 ans) ou de Douai (49 œuvres sur 10 ans), où mes conditions de travail étaient correctes grâce à l’attention que portaient à cette question les conservatrices, F. Ficathe et F. Balimitaine, qui avaient toute confiance dans mes interventions. Je regardais l’avenir avec sérénité.

Cette grosse charge de travail qui perdurait m’étonnait,  car de nouveaux diplômés sortaient de formation et auraient dû réguler un peu le « marché ». Il n’en était rien. La raison principale en était que France Bourguignoud, chef du service de restauration des musées de France, ne voulait faire travailler que les têtes connues (dont par chance je faisais partie). C’était absurde et injuste : les jeunes diplômés piaffaient d’impatience et vivaient difficilement leur entrée dans la vie active, en manque de travail, alors qu’étaient sollicités quelques restaurateurs plus anciens qui n’avaient pas fini leurs mémoires ni passé leur soutenances pour leur diplômes,  tels H. Mamarseille et D. Accord.

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Il est toujours satisfaisant de rendre une œuvre en état correct après qu’elle a été délaissée, parfois abandonnée (par les fluctuations du goût) au point de devenir parfois  insignifiante.  L’intérêt du travail s’émoussait cependant : les tâches étaient techniquement souvent similaires sinon identiques, même si le caractère unique de chaque œuvre et souvent sa beauté  me séduisaient toujours. Ces œuvres d'art du passé continuaient à occuper une place considérable pour moi, restreinte parfois dans l'espace, mais toujours prolongée sans mesure dans le Temps ainsi retrouvé. 

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