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3 mai 2018 4 03 /05 /mai /2018 20:16

1987 Villa Médicis (3) - La colonne Trajane  et un peu d'Oulipo

 

Hors du temps

 

Plusieurs fois par jour j’allais voir l’incroyable beauté qui m’entourait. C’était devenu immuable : je sortais de mon atelier avec vue immédiate sur la façade intérieure de la Villa, le piazzale et les pins, longeais le mur de la terrasse jusqu’à l’escalier au début de l’allée des orangers, le gravissais puis revenais en arrière mais un niveau au-dessus, sur la terrasse, en m’arrêtant juste au-dessus de la loggia de Velasquez.

Le point de vue était presque le même que celui de la porte de  mon atelier, mais de plus haut.

Je voyais de l’autre côté une partie du parc de la Villa Borghèse, avec ses pins magnifiques sous lesquels on imagine les jeux d’enfants si bien décrits musicalement par Respighi.

Et là, je regardais et contemplais, quelques instants ou très longtemps. J’emmagasinais, je capitalisais, je buvais jusqu’à plus soif la beauté de ce lieu afin que dans l’avenir, quand je ne serais plus là, il me suffirait de fermer les yeux pour tout revoir, tout ressentir. Ce qui est encore le cas aujourd’hui.

Je pouvais aussi monter l’escalier abrupt du Belvédère et dominer la Ville, ou traverser le bosco et admirer les magnifiques acanthes,

ou encore aller de l’autre côté du parc jusqu’au carré des Niobides en m’imprégnant de l’odeur du bois résineux des pins se consumant, suite au travail des jardiniers, ou enfin attendre le soir pour écouter sur le piazzale une magnifique interprétation de Daphnis et Chloé de Ravel par P. Boulez et l’Orchestre National. J’en frémis encore. J’espère, je pense que chaque pensionnaire a pu bénéficier comme moi de ces merveilleux instants qui marquent à vie.

 

Quel privilège !

Merci au contribuable.

 

Grande, petite et véridique histoire des  moulages de la colonne Trajane

 

La colonne Trajane est à juste titre le monument sculpté le plus exceptionnel de toute la Rome antique. Erigée au début du IIème siècle en commémoration de la conquête  de la Dacie (l’actuelle Roumanie) par l’empereur Trajan, sa conception, sa réalisation en tambours de marbre parfaitement ajustés puis sculptés en spirale sur 23 niveaux ont provoqué de tout temps l’admiration des visiteurs. L’histoire qu’elle raconte à travers ses reliefs, véritable bande dessinée de près de 200 mètres de long avec plus de 2500 personnages représentés, est celle d’un souverain victorieux et pacificateur. On comprend ainsi l’envie de récupération d’un tel modèle par de puissants princes de l’histoire européenne, surtout les français. Ce sera à travers son moulage partiel sous François 1er, puis son moulage intégral sous Louis XIV et sous Napoléon III, ou alors à travers des répliques transformées (comme la colonne Vendôme pour Napoléon 1er).

Sur le forum de Trajan la colonne était en  fin de restauration lors de mon année à Rome. Je pus ainsi avoir le privilège (encore un) de monter sur l’échafaudage et de voir l’original de très près. D’autant plus que le travail l’exigeait ! C’était pour observer et échanger avec des collègues italiens sur la lente et inéluctable progression  de l’érosion de l’épiderme due  aux intempéries mais aussi à la pollution industrielle et automobile. Il était en effet possible de comparer la surface des reliefs de marbre in situ avec ceux des moulages du XVIIème et celui du XIXème.. Ce ne fut malheureusement que qualitatif mais facile à constater : l’épiderme sculpté du marbre disparait petit à petit de siècle en siècle comme une peau de chagrin…

 

Les reliefs furent donc moulés trois fois : la première fois dans la partie basse de la colonne à la demande du Primatice pour François 1er vers 1540, la deuxième intégralement juste après la création de l’Académie de France à Rome, entre 1667 et 1669, enfin la troisième également intégralement en 1861-1862.

Une petite précision de vocabulaire s’impose, que j’emploierai à partir de maintenant : le moulage est en fait l’opération destinée à reproduire une forme de départ, souvent un  original, même si on a souvent utilisé ce terme pour désigner le résultat matériel. On préfère maintenant appeler tirage l’objet obtenu (à Rome en plâtre), afin d’éviter toute confusion.

On trouve des tirages des reliefs de la colonne un peu partout en Europe, de Stockholm à Leiden (Pays-Bas), de Londres (V&A museum) à Bucarest, de Versailles (Petites Ecuries) à Milan (bibliothèque Ambrosiane), de Saint-Germain-en-Laye (fossés du château) à Rome où la colonne est intégralement reproduite au museo della civiltà romana (photo),

et enfin dans les caves de la Villa Médicis.

 

Certains de ces tirages dispersés en Europe sont correctement documentés, d’autres moins !

Il me fut facile de trouver ( à des fins de comparaison) l’origine des tirages en plâtre de Bucarest, du Museo della civiltà de Rome, du Victoria and Albert Museum, ou de la galvanoplastie des fossés du château de Saint-Germain, leur histoire est récente et connue : ce sont des tirages en plâtre ou bronze faits à partir des creux provenant du moulage de 1861-1862 (surmoulage pour Bucarest)

Peu utile d’aller les voir.

Je n’eus pas de problème non plus pour ceux de Milan : ce sont des restes du moulage du XVIème siècle, commandé par le Primatice. Milan n’était pas loin de Rome pour moi, et l’observation que j’en fis de près m’appris que ces petites plaques sont différentes techniquement des deux campagnes de moulage plus récentes. Ces tirages auraient été récupérés par le sculpteur Leone Leoni (on n’en est pas certain), un des premiers grands collectionneurs modernes qui n’était ni roi ni prince.

 

Je laissais ceux de Leiden et du musée national de Stockholm que je visiterais en fin d’année au cours d’un voyage d’étude qui leur serait consacré, et me consacrais à ceux de la Villa mais aussi brièvement à ceux de Versailles. Ces derniers avaient transité par l’Ecole des Beaux-Arts, après avoir été exposés dans la salle des Cent Suisses (actuelle salle des Cariatides) au Louvre après leur arrivée en France en 1670 (ou plutôt l’arrivée de quelques moules qui ont alors servi à réaliser des tirages en France)

 

Je m’aperçus vite que chacune de ces deux collections, de Versailles et de la Villa M., possédait des tirages de deux catégories, et pouvaient ainsi être scindés technologiquement en deux.

L’une des séries étaient en plâtre épais, non armé, d’une surface légèrement amollie, en raison sans doute d’un plâtre de qualité moyenne et d’une exposition dans des lieux trop longtemps humides. 20 se trouvent à Versailles, une soixantaine à la Villa Médicis, sous forme de plaque entière ou de fragment, suivant des formes relativement rectangulaires ne respectant pas toujours le dessin même du relief dans la découpe de la frise.

L’autre série était de plus faible épaisseur, d’un plâtre au grain plus fin et de meilleure qualité, renforcés (armés dans notre jargon) de grands fers visibles à l’arrière, de section carrée et  forgés industriellement, donc modernes. Les mouleurs appellent poétiquement ces fers des « côtes de vache », car courbés en fonction du volume à armer, rarement rectiligne. Cette technologie était évidemment (pour le spécialiste) récente et datait de la campagne de Napoléon III, tandis que l’autre correspondait au moulage louis-quatorzien. Il y en avait une dizaine dans les caves de la Villa.

 

 

Ainsi pour les quelques 76 plaques entières ou fragmentées de la Villa que j’avais à étudier, je fis facilement la répartition entre ceux du XVIIème siècle et ceux du XIXème. Sur le panneau d’étude que j’ai réalisé pour une visualisation correcte de l’intégralité de la colonne les dessins au trait sont placés de telle sorte que le nord de la colonne soit au milieu du panneau, avec les 23 enroulements en spirale, donc un par niveau ici.  Ces dessins sont tirés de l’ouvrage de S. Reinach (1909), eux même réalisés à partir des planches de Bartoli (1635-1700), graveur ayant pu monter sur l’échafaudage et dessiner intégralement les reliefs pendant la campagne de moulage de 1667-1669. Les tirages conservés à la Villa du XVIIème sont en rouge et bleu, ceux du XIXème en rose. Leur quantité en surface est bien faible en comparaison de la surface sculptée totale et sur les 300 plaques du départ beaucoup se sont égarées en route….

 

 

En trois  endroits seulement on a un chevauchement entre une plaque XVIIème et une plaque XIXème.

 

 

Quel périple !

 

Pour les tirages datant de l’Académie, réalisés entre 1667 et 1669, il me fut possible de retracer les conditions de leur histoire mouvementée.

On peut difficilement imaginer l’importance du chantier pour la réalisation de cette commande. On peut aussi se poser la question de l’entreposage une fois les tirages en plâtre effectués. Que faire de près de 300 plaques de dimensions moyennes de 80 cm de large, 1,20 m de haut, 8 cm d’épaisseur, légèrement convexes  et pesant en moyenne 40 kg ?

Pour les entreposer on imagine mal un grand bâtiment où la frise aurait été représentée comme celle de 1861-1862 l’est au museo della civiltà romana . On en aurait trouvé mention dans les archives.

 

Les seules indications intéressantes qu’on y trouve nous apprennent que quelques plaques furent exposées à des fins d’étude (ou d’admiration), tandis que les autres étaient entassées les unes contre les autres en attendant des jours meilleurs.

Car l’Académie se déplaçait sans cesse : de la maison sur le Janicule au palais Caffarelli en 1673, puis au palais Capranica en 1684.  La place manquait toujours cruellement et les inventaires ne détaillent malheureusement pas assez les plâtres exposés ou transportés, sauf pour les plus importants.

On aurait pu penser que la place devint suffisante au Palais Mancini (déménagement en 1725) pour présenter la frise en totalité. En fait il n’en fut rien, puisqu’on a là aussi des mentions de manque de place autant pour les tirages que pour les ateliers de pensionnaires, dont certains sont obligés de s’installer « en ville » ! Quant aux tirages de la colonne Trajane, ils sont tellement les uns sur les autres qu’un directeur de l’Académie du milieu du XVIIIème siècle (le peintre Natoire) en fait placer un certain nombre dans sa maison de campagne. « I rimanenti, che sono assai mutilati, li ho fatti trasportare in un giardinetto que per caso ho acquistato per me ». Mais Natoire, peu scrupuleux, vendit un jour tel quel ce « giardinetto » aux jésuites, en essayant après, mais en vain, de récupérer les plaques de la colonne Trajane. C’est du moins ce qu’on peut lire dans les documents retranscrits dans la correspondance des directeurs de l’Académie. Malgré les démarches faites plusieurs années après par l’administration pour les reprendre (même auprès du Saint-Siège), rien n’y fit et finalement Francesco Piranese, fils du célèbre graveur mais aussi agent artistique du roi de Suède en fit l’acquisition pour son royal client.

Quant à ceux du Palais Mancini, une partie (80 plaques)  ou même peut-être la totalité ira faire un tour à Naples après la fin de la révolte révolutionnaire, pour revenir rapidement à Rome sous l’injonction des français, transportés directement à la Villa récemment acquise. Avec le consulat puis l’Empire, la France était devenue souveraine en Italie.

 

J’avais ainsi tenté de préciser l’identification de ces vénérables reliefs louis-quatorziens de la Villa, ainsi que retracer leur histoire voyageuse (j’avais appris à cette occasion le savant qualificatif  louis-quatorzien, un peu snob et littéraire). Quand Balthus les qualifia de fatigués  pour justifier leur mise en cave en 1970, il ne croyait pas si bien dire. C’était à prendre aussi au premier degré, vu leur périple depuis leur création.

Enfin, mon voyage d’étude aux réserves du musée national de Stockholm confirma ce résultat : les plaques « suédoises » étaient en tous points semblables à celles de la Villa et provenaient bien du moulage intégral du début de l’Académie de France à Rome. Ces tirages ne sont d’ailleurs que peu « mutilati », contrairement à ce que prétendait Natoire pour se disculper….

Il ne me restait plus qu’à rédiger l’article sur l’histoire matérielle de ces plâtres pour l’exposition  La colonna Traiana e gli artisti francesi da Luigi XIV a Napoleone I, Roma, Villa Médicis, 1988. , ainsi que faire quelques petites interventions de restauration (essentiellement du nettoyage) sur les tirages choisis pour l’exposition.

 

Je n’allais tout de même pas partir sans un petit souvenir ! Même à la Villa Médicis, le restaurateur n’est pas qu’un chercheur, c’est aussi un praticien : je sélectionnai un relief de la colonne pour en faire l’estampage et un tirage en plâtre, moi aussi, comme au XVIIème siècle… Je choisis un fragment de taille réduite et bien de dépouille, donc facile à surmouler et à transporter. 

Il faut donc rajouter à tous les lieux connus ou inconnus conservant tirages ou surmoulages de la colonne Trajane celui de mon petit atelier actuel à Fontenay-sous-Bois : souvenir matériel de mon passage et de mon travail romain….

 

Un peu d'Oulipo

 

Je ne faisais pas que des allers et retours entre mon atelier, la colonne Trajane sur le forum, la bibliothèque et les caves. J’allais aussi de temps en temps rendre visite aux autres pensionnaires, ou alors profitais de la porte ouverte d’un atelier pour m’y engouffrer lors de mes promenades dans le jardin, et dire un petit bonjour.

Le temps où je cherchais l’imposture était loin derrière moi. Cela ne m’empêchait pas ma perplexité d’être toujours aussi grande à propos  de la création contemporaine, surtout dans le domaine des arts plastiques.

Un jour, rentrant brièvement dans l’atelier d’un plasticien je vis une grande (2mx1m) feuille de papier ordinaire punaisée au mur, verticale, très simplement peinte de deux énormes carrés superposés, l’un rouge l’autre noir. Cela faisait esquisse, tant par les matériaux que par le sujet. Quoique ? Pour moi l’artiste l’avait réalisé et fixé en première place à des fins d’inspiration. On peut tout dire sur l’assemblage de ces deux couleurs, les plus primitives de toutes. Pourquoi ne l’ai-je pas questionné là-dessus ? Sans doute parce que j’étais mal à l’aise.

De mémoire cela donnait :

 

Cela suffisait il à insuffler une pensée créatrice, me disais-je amusé mais toujours aussi perplexe ? J’eus soudain l’idée de faire, moi aussi, de l’art. L’acte créateur n’appartient tout de même pas qu’aux artistes !  Je gardai le rouge et le noir et me donnai une contrainte, de la même nature et pour les mêmes raisons que celle préconisée par l’Oulipo, sorte de mouvement littéraire initié par Queneau et d’autres, comme on sait, et qui peut aimer l’humour, quand il ne se prend pas trop au sérieux. J’avais retenu par quelques lectures la notion essentielle du projet, qui était : « la  contrainte et le paradoxe dont elle est porteuse : loin de bloquer l’imagination, ses exigences arbitraires l’éveillent, la stimulent, lui permettant d’ignorer toutes les autres contraintes qui, ne relevant pas du langage, échappent plus aisément au contrôle. » (tiré du site de l’Oulipo). Le temps d’une œuvre, j’allais donc créer mon mouvement, l’Oucréapo (Oupeinpo était déjà pris), Ouvroir de Création Potentielle, pour le dissoudre à la fin de mon travail. Renaîtrait-il un jour ?

A la manière de Toroni, alors à la mode, j’utilisai un seul petit pinceau-brosse d’environ 1 centimètre de large mais, au lieu de placer bêtement des taches de même forme et à distance toujours égale, ou bien d’aligner stupidement des barres parallèles de même largeur à la Buren, ma contrainte serait de tracer inlassablement sur le tableau des lignes droites de longueur variable, verticales ou horizontales et qui échapperaient partiellement à mon contrôle. Je choisis que le fond soit noir et que la couleur posée par le pinceau soit rouge. Puis j’appliquai le procédé d’écriture automatique, ou plutôt de peinture automatique, le geste suivant la pensée immédiate, sans aucune composition préalable ni de recul pendant l’exécution, jusqu’à ce que le tableau soit intégralement rempli. Pour la fantaisie, j’introduisis quand même deux éléments non oucréapiens : un sexe (masculin), car le désir c’est la vie, et le onzième hexagramme du Yi-king, symbolisant la Paix, que je mis au centre du tableau.

 

J’étais assez content de moi : l’artiste en herbe que j’étais avait fait une œuvre  à la fois sérieuse et sans prétention,  sans pour cela se prendre au sérieux. Et puis je constatais que les enfants adoraient se promener dans ce tableau, comme dans un labyrinthe. C’était donc réussi, même si c’était une conséquence complètement inattendue.

Dans mon atelier/bureau de Fontenay-sous-Bois, cette œuvre est le deuxième souvenir matériel de mon passage à Rome, en plus du petit surmoulage provenant de la colonne Trajane.

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